Détritus et seringues usagées jonchaient le sol aux abords de l'ancienne voie ferrée.
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Le Letten, scène ouverte de la drogue à Zurich, fermait il y a 25 ans

Le 14 février 1995, les autorités zurichoises démantelaient le Letten, trois ans après le Platzpitz. Ces scènes ouvertes de la drogue étaient devenues une indignité aux yeux des Suisses et du monde, concentrant précarité, criminalité et drames sanitaires.

Le traumatisme qu'elles ont engendré a donné l'impulsion pour faire évoluer de manière pragmatique la politique de la drogue, jusqu'à ancrer dans la loi les "quatre piliers": prévention, thérapie, réduction des risques et répression.

Pauline Turuban

Le Letten, c'était quoi?

Comment Zurich est devenue la capitale européenne de la drogue dans les années 1990

En 1982, le centre autonome provisoire de Zurich ferme ses portes. De nombreux toxicomanes qui y avaient trouvé refuge se retrouvent à la rue et finissent par investir le parc du Platzspitz, tout proche de la gare. A l'époque, les autorités tolèrent; rassembler les toxicodépendants au même endroit semble être un moyen de mieux les encadrer.

>> Lire : Zurich évacuait, il y a 25 ans, la scène ouverte de la drogue du Platzspitz

En 1992, le Platzspitz est fermé et la scène ouverte de la drogue se déplace vers le Letten. Jusqu'à 3000 toxicomanes, issus d'autres cantons voire de l'étranger, convergent vers la gare désaffectée pour se procurer et consommer de la drogue, en particulier de l'héroïne, au vu et au su de tous.

Overdoses et criminalité sont monnaie courante

Overdoses, violences entre dealers, criminalité et crasse y sont le lot quotidien. Le partage de seringues usagées entraîne la multiplication des contaminations au VIH. Les scènes de misère choquent le monde entier, le laisser-faire suisse est unanimement dénoncé. Pour Ruth Dreifuss, qui est alors la cheffe du Département fédéral de l'Intérieur, "la dignité humaine est foulée au pied".

A bout, les riverains descendent dans la rue pour réclamer des solutions. Le Letten est finalement fermé le 14 février 1995, le site nettoyé, les rails sont démontés. On considère aujourd'hui que le choc a donné à la Suisse l'impulsion pour faire évoluer sa législation, jusqu'à devenir un pays souvent présenté comme avant-gardiste.

Comme si c’était hier
Comme si c’était hier / Mise au point / 4 min. / le 8 février 2015

Qui était concerné?

Le profil des toxicomanes

Selon les chiffres de Zipp-Aids (un projet pilote zurichois de lutte contre le sida), repris par le Tages-Anzeiger, 72% des toxicomanes du Platzspitz sont des hommes. La majorité d'entre eux est en situation de grande précarité.

Les images du Letten

Plongée en images dans le plus grand marché de drogues à ciel ouvert

Le Letten dans les archives de la RTS

Revoir les sujets de Tell Quel et de Temps Présent

"Drogue à ciel ouvert", le reportage de Tell Quel en mars 1994:

La scène ouverte de la drogue au Letten en 1994. [RTS]
Drogue à ciel ouvert / Tell Quel / 22 min. / le 25 mars 1994

"Letten: un an après", le sujet réalisé par Temps Présent en février 1996:

Letten: Un an après
Letten: Un an après / Temps présent / 23 min. / le 29 février 1996

Le modèle des 4 piliers

La Suisse à l'avant-garde d'une politique pragmatique en matière de drogue

Durement touchée par le fléau de la drogue, la Suisse introduit au début des années 1990 la politique pragmatique et parfois controversée des "quatre piliers". Comme son nom l'indique, elle repose sur quatre axes visant à faire baisser la consommation de drogue tout en réduisant ses conséquences négatives, tant pour la société que pour les usagers.

Cette stratégie repose sur l'idée que la répression et les programmes d’abstinence ne suffisent pas à réduire la consommation de drogues et les risques qui y sont associés, et qu'il est indispensable d'avoir recours à plusieurs mesures concertées pour répondre au problème.

1- Prévention et intervention précoce: La prévention vise à éviter la première consommation de drogues, et/ou à éviter le passage d'une consommation à faible risque à une consommation problématique voire addictive.

2- Thérapie: Ce volet vise à améliorer l’état de santé physique et psychique des personnes dépendantes via différentes options de traitement et à favoriser leur intégration dans la société.

3- Réduction des risques: La réduction des risques recouvre les stratégies et les mesures visant à diminuer les conséquences négatives de la consommation de drogues. Certaines mesures qui en découlent, comme les salles de consommation ou la prescription médicalisée d'héroïne, sont parfois controversées (voir ci-dessous).

4- Contrôle et répression: La répression a pour objectif premier la lutte contre le commerce de drogues illicites et donc le tarissement de l'offre. Les mesures de répression servent aussi à réduire la demande de drogues illégales.

L'Office fédéral de la santé publique (OFSP) souligne que les principaux indicateurs permettant d'évaluer l'impact de la politique des 4 piliers (nombre de consommateurs de drogues, nombre de décès liés à la drogue ou au sida, criminalité liée à l’acquisition de drogues) ont tous drastiquement baissé depuis l'instauration de cette approche.

La Suisse pionnière au niveau mondial

Salles de consommation, prescription d'héroïne: la Suisse a inspiré d'autres pays

Précurseuse, la Suisse l'a été en ce qui concerne les salles de consommation à moindre risque (SCMR). C'est à Bienne qu'a été ouverte la première "salle de shoot" européenne dès 1986. Le pays compte aujourd’hui une douzaine de structures, principalement dans les villes alémaniques. Deux locaux d'injection existent en Suisse romande, à Genève et Lausanne (où elle a ouvert fin 2018).

Plusieurs pays d'Europe occidentale (dont les Pays-Bas, l'Allemagne, la Belgique, le Luxembourg ou la France), le Canada et l'Australie s'en sont inspirés et ont intégré les SCMR dans leurs politiques en matière de drogue.

Le modèle ne fait pas l'unanimité et cristallise les antagonismes sur la réponse à apporter aux problèmes de stupéfiants. Certains y voient un risque de banalisation de la consommation de drogues, il est aussi politiquement périlleux car les opinions publiques y sont souvent opposées a priori.

Les SCMR ont pourtant un impact positif sur "la réduction du taux d’infection au VIH et à l’hépatite C chez les jeunes usagers de drogues", d'après un rapport du Consortium international sur les politiques des drogues. "Le nombre de décès liés à la consommation de drogues a diminué. (...) Des changements positifs ont également été observés au niveau des comportements d’injection et au niveau de l’hygiène", note le document.

En France, deux salles ont fini par ouvrir à titre expérimental à Paris et Strasbourg en 2016 après une longue polémique. La Mission interministérielle de lutte contre les drogues s'en explique ainsi: "en aucun cas le dispositif des SCMR ne s’inscrit dans une logique de banalisation de la consommation: (il s'agit) de dispositifs mis en place dans le prolongement des autres actions de réduction des risques".

Prescrire de l'héroïne pour réduire les risques

La Suisse a aussi été le premier pays au monde à intégrer la prescription médicale d'héroïne à son arsenal antidrogue. Une vingtaine de centres sont habilités à la pratiquer. Lors de son introduction, la méthode a suscité un débat national. Pour l'OFSP, c'est une des clés du succès actuel de la politique de la drogue helvétique.

En 2007, un rapport de l'OFSP estimait: "la valeur scientifique et clinique [du traitement avec prescription de diacétylmorphine] peut être considérée comme établie". Ce document de synthèse pointait notamment que le traitement était corrélé à une forte baisse de la délinquance liée à la drogue, et que les patients le suivant sur la durée avaient plus souvent un logement stable et une activité.

A l'issue de cette thérapie, les patients sont dirigés vers un traitement à la méthadone voire un traitement visant l’abstinence. Cette méthode est aujourd'hui autorisée et pratiquée dans plusieurs pays et, selon l'OFSP, "des études publiées aux Pays-Bas, en Allemagne, en Espagne et en Grande-Bretagne confirment les résultats positifs enregistrés en Suisse".

D'autres mesures innovantes

La Suisse a développé d'autres mesures innovantes dans la politique antidrogue comme la mise à disposition de matériel d'injection propre ou l'analyse des substances (ou "drug checking"). Le premier dispositif permanent de drug checking de Suisse romande a été lancé en juin 2019 à Genève.

L'objectif d'un tel système est là encore de réduire les risques liés à la prise de drogues, en s’assurant par exemple qu'elles ne sont pas surdosées, ou coupées avec d’autres substances inattendues et potentiellement dangereuses.

>> Lire : Le drug checking à Genève, "un luxe" qui évite de "très mauvaises surprises"

Le deal de rue n'est plus un problème majeur à Zurich et Berne

Les scènes ouvertes de la drogue, traumatisme fondateur d'une politique coordonnée

Aujourd'hui, les problèmes liés à la drogue ne sont plus vraiment les mêmes qu'à l'époque des scènes ouvertes. L'une des priorité actuelles en Suisse romande concerne la vente de stupéfiants dans l'espace public.

Confrontée récemment à une crise liée au deal de rue, Lausanne a mandaté une étude sur la question dont les conclusions ont été rendues publiques en février 2019.

Le document compare l'approche lausannoise à celles développées par les villes de Berne et Zurich et conclut que le "traumatisme fondateur" des scènes ouvertes de la drogue a poussé les deux villes alémaniques à mettre en place des structures visant à éviter tout retour du phénomène, contrairement à Lausanne qui n'a "jamais été vraiment confrontée à une telle situation".

>> Lire : Une étude juge sèchement la politique lausannoise face au deal de rue

"Le deal de rue n'est plus un problème majeur à Berne comme à Zurich", salue l'étude. "Pour le réaliser, elles investissent toutes deux fortement dans les services de police et les services sociaux, ainsi que dans la coordination et les échanges entre les deux. Elles ont aussi toutes deux développé des services particuliers en lien avec cette problématique", analyse le document.

A Lausanne en revanche, les mesures "restent dans des schémas répressifs traditionnels, sans forcément élargir le champ des solutions et intégrer franchement et de manière équilibrée les autres acteurs [que la police] dans une approche plus transversale", déplore cette étude.

Le monde culturel s'en inspire aujourd'hui

La génération qui a connu les scènes ouvertes de la drogue transpose le traumatisme

Letten, Platzpitz: les images des scènes ouvertes de la drogue diffusées à la télévision ont hanté les enfants des années 1990. Aujourd'hui, cette génération commence à extérioriser le traumatisme dans des oeuvres culturelles.

Au cinéma, le film Les enfants du Platzspitz, déjà sorti en Suisse alémanique, arrivera au mois de mars sur les écrans romands. Tiré du livre témoignage de la Zurichoise Michelle Halbheer publié en 2013, il raconte l’histoire vraie d’une petite fille élevée par une mère toxicomane.

>> Lire : "Platzspitz Baby", un film lumineux sur les heures sombres de Zurich

Dans les trois régions linguistiques, des romans récents évoquent aussi ces "années shoot". Dans "Presque vivants", l’auteur valaisan Guillaume Favre raconte comment Thierry sombre dans l’héroïne et devient l’un de ces fantômes errants du Platzspitz.

Platzspitz, Letten, les célèbres scènes ouvertes de la drogue. Une sombre époque désormais sous forme artistique.
Platzspitz, Letten, les célèbres scènes ouvertes de la drogue. Une sombre époque désormais sous forme artistique. / 19h30 / 2 min. / le 6 janvier 2020

>> Ecouter l'info sur les 25 ans de la fermeture du Letten :

Détritus et seringues usagées jonchaient le sol aux abords de l'ancienne voie ferrée.
Le Letten, scène ouverte de la drogue à Zurich, fermait il y a 25 ans / Le Journal horaire / 33 sec. / le 14 février 2020