Publié

La Suisse et l'argent des dictatures

Les grandes banques du pays offrent des centaines de milliers de coffres-forts. [dyoma / fotolia]
La Suisse a restitué davantage que n'importe quelle autre place financière de taille comparable. - [dyoma / fotolia]
La Suisse a ordonné le gel des avoirs des chefs d'Etat déposés ou contesté: Ben Ali en Tunisie, Hosni Moubarak en Egypte, Mouammar Kadhafi en Libye. Des sommes considérables sont en jeu, qui pourraient venir grossir la manne de 1,7 milliard de francs déjà retournés à divers pays au cours des quinze dernières années. Affaires en cours et rappel historique.

La "loi fédérale sur la restitution des valeurs patrimoniales d'origine illicite de personnes politiquement exposées" (LRAI) permet à la Suisse de remettre aux populations spoliées des fonds illicites bloqués, et ce même si l'entraide judiciaire avec l'Etat concerné ne peut aboutir, ce qui n'était pas possible jusqu'à présent.

Même si l'on ne sait pas encore si cette loi sera utilisée, la Suisse a d'ores et déjà bloqué les fonds de trois dirigeants du monde arabe démis ou contesté: Ben Ali (Tunisie), Moubarak (Egypte) et Kadhafi (Libye).

Les fonds bloqués suite aux révolutions arabes

TUNISIE

Le président Ben Ali et sa femme Leïla, le 11 octobre 2009, près de Tunis
Le président Ben Ali et sa femme Leïla, le 11 octobre 2009, près de Tunis

Le 19 janvier, soit cinq jours après le départ de Zine El Abidine Ben Ali du pouvoir, le Conseil fédéral décide de bloquer les fonds du clan présidentiel. Plusieurs dizaines de millions de francs et un avion officiel demeuré sur le tarmac de l'aéroport de Genève sont concernés. Quelques jours plus tard, la Tunisie formulera une demande d'entraide judiciaire pour faire la lumière sur ces biens.

Une collaboration probablement utile, puisque l'on sait déjà que des erreurs se sont glissées dans la liste de 40 noms de clients concernés par le blocage de fonds.

ÉGYPTE

Les manifestants s'en sont notamment pris à des portraits du président Hosni Moubarak. [KEYSTONE - AP Photo]
Les manifestants s'en sont notamment pris à des portraits du président Hosni Moubarak. [KEYSTONE - AP Photo]

Moins d'une demi-heure après le départ de Hosni Moubarak du pouvoir, le 11 février 2011, la Suisse annonce avoir bloqué les fonds qui pourraient être liés au clan de l'ex-président. Les services de la Confédération ne donnent pas de précision sur le montant de ces fonds, sinon qu'ils s'élèveraient en tous cas à plusieurs dizaines de millions de frans.

En outre, on sait que la Banque nationale suisse (BNS) estime les avoirs égyptiens dans les banques suisses atteignaient 3,6 milliards de francs fin 2009, dont 1,2 milliard au titre d'opérations fiduciaires. Impossible de savoir quelle part appartient à ses anciens dirigeants.

LIBYE

Mouammar Kadhafi a longtemps profité de l'allégeance des tribus libyennes. Une situation désormais révolue. [Ettore Ferrari]
Mouammar Kadhafi a longtemps profité de l'allégeance des tribus libyennes. Une situation désormais révolue. [Ettore Ferrari]

Avant même l'éventuelle chute de Mouammar Kadhafi, la Suisse annonce qu'elle a bloqué les fonds qui pourraient appartenir au clan au pouvoir à Tripoli. Sachant que Mouammar Kadhafi avait annoncé le retrait des fonds libyens en Suisse suite à l'arrestation de son fils à Genève et à l'affaire des otages, il est difficile de savoir quels montants se cachent derrière cette annonce.

Au lendemain de celle-ci, le leader libyen menace en tous cas de poursuivre la Suisse en diffamation, affirmant qu'il n'a pas de compte à l'étranger.

Nombreux précédents

Avant même l'entrée en vigueur de la LRAI, la Suisse a restitué près de 1,7 milliard de francs au cours des 15 dernières années, soit davantage que n'importe quelle autre place financière de taille comparable, indique le Département fédéral des affaires étrangères. Certains de ces cas ont d'ailleurs suscité un énorme intérêt médiatique en raison de la notoriété des personnes concernées et de l'importance des montants en cause, qui se chiffraient en millions. Rappel des faits.

PHILIPPINES: une première

Ferdinand Marcos en 1985. [Willie Vicoy]
Ferdinand Marcos en 1985. [Willie Vicoy]

En 2003, 683 millions de dollars américains bloqués depuis 1998 ont été restitués à l'Etat philippin, ce qui n'avait jamais été fait jusqu'alors. Le Tribunal fédéral avait établi que les valeurs patrimoniales des fondations Marcos étaient de toute évidence d'origine délictueuse. Le gouvernement philippin avait demandé à confisquer ces fonds, en affirmant que pendant ses 20 ans de pouvoir jusqu'à son renversement en 1986, Ferdinand Marcos avait volé des milliards de dollars de fonds publics.

PÉROU: l'argent des services secrets

Dès 2002, le Pérou a récupéré 77,5 millions de dollars de la Suisse sur la base du jugement rendu par le Ministère public du canton de Zurich au terme de la procédure pour blanchiment contre Vladimiro Montesinos Torres, l’ancien chef des services secrets péruviens et conseiller du président. En octobre 2006, le Ministère public a de plus restitué au Pérou environ 11,5 millions de dollars américains provenant des comptes d’un comparse de Vladimiro Montesinos.

ANGOLA: le déblocage de fonds au service de l'humanitaire

Une procédure pénale initiée à Genève en avril 2002 a permis de saisir des fonds détournés destinés au remboursement de la dette de l'Angola à la Russie. L'enquête, bouclée en 2004, n'a pas permis d'établir que des irrégularités avaient été commises. Toutefois le blocage des fonds se trouvant sur des comptes ouverts au nom de quatre hauts fonctionnaires angolais a été maintenu car ces derniers n'ont pas contesté que les fonds appartiennent à l'Etat africain. Ainsi, le 1er novembre 2005, les délégations suisse et angolaise ont signé un accord qui a pour but d'affecter ces fonds à des fins sociales et humanitaires.

NIGERIA: 700 millions d'origine "manifestement criminelle"

Sani Abacha en 1993.
Sani Abacha en 1993.

En 2005, le Tribunal fédéral a décidé que la majeure partie des fonds Abacha (chef d'Etat nigérian de 1993 à 1998) bloqués en Suisse, soit quelque 460 millions de dollars américains, était manifestement d’origine criminelle et qu'elle pouvait par conséquent être restituée au Nigeria sans qu'aucune décision de confiscation de l'Etat requérant ne soit nécessaire. Au total, l'accord pour le principe du monitoring a porté sur 700 millions de dollars américains.

KAZAKHSTAN: un cas résolu, un en cours

Une enquête genevoise avait abouti à la saisie d'environ 84 millions de dollars, liés à des contrats d'exploitation pétrolière, et amassés sur les comptes des plus hauts dirigeants de l’Etat kazakh (notamment le président Noursoultan Nazarbaïev et sa famille). Un accord a été conclu en 2007 pour que ces sommes puissent être restituées au Kazakhstan tout en servant à des programmes d’utilité publique et le Ministère public de la confédération a ouvert en automne 2010 une enquête portant sur la blanchiment d'environ 600 millions de dollars.

MEXIQUE: une enquête longue mais fructueuse

En 2008, La Suisse a décidé de restituer au Mexique 74 millions de dollars détournés par Raul Salinas, le frère de l’ancien président mexicain Carlos Salinas (au pouvoir de 1988 à 1994). La procédure judiciaire aura duré près de 13 ans. Les enquêtes suisse et mexicaine ont permis d'établir l'origine manifestement criminelle de ces fonds.

RDC, EX-ZAÏRE: douze ans d'efforts pour rien

Mobutu Sese Seko en 1991.
Mobutu Sese Seko en 1991.

Certains gels d'avoirs n'ont toutefois pas permis de retourner les fonds au pays d'origine, c'est par exemple ce qui s'est produit avec les avoirs de feu Mobutu malgré douze ans d'efforts. En 1997, après une demande d'entraide judiciaire de la République démocratique du Congo (RDC), la Suisse a ordonné le blocage des avoirs de Mobutu, à la tête du pays de 1965 à 1996.

La RDC n'ayant pas précisé sa demande, la procédure d'entraide est passée à la trappe 6 ans plus tard, mais le gouvernement suisse a quand même maintenu le blocage et proposé son assistance administrative au pays africain. La justice a toutefois enterré la procédure en 2009, puisque les faits dénoncés étaient prescrits. Le gouvernement a donc levé la mesure de blocage après douze ans d’efforts.

HAÏTI: le cas d'école des fonds Duvalier

Jean-Claude Duvalier en 1982. [AFP - GIOVANNI CORUZZI]
Jean-Claude Duvalier en 1982. [AFP - GIOVANNI CORUZZI]

En 1986, les autorités d’Haïti ont transmis à la Suisse une demande d’entraide judiciaire, dans laquelle étaient requis le blocage et la saisie des fonds déposés par Jean-Claude Duvalier et son entourage, soit 5,7 millions de dollars. En 24 ans, cette affaire a connu moult rebondissements. Le dernier en date remonte à mars 2010, quand l'ex-dictateur haïtien a déposé un nouveau recours devant la justice suisse pour récupérer l'argent gelé.

Un mois plus tôt, le Tribunal fédéral avait annulé la restitution prévue à Haïti d'une partie des avoirs en raison de l'absence d'un traité d'entraide judiciaire entre Haïti et la Suisse et de crimes prescrits depuis 2001. La nouvelle loi, sujette au référendum jusqu'au 20 février, devrait donc permettre une révision de ce jugement et le retour des fonds en Haïti.

Jérôme Zimmermann

Publié