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La pierre de la discorde: à Coire, un mémorial nazi suscite la controverse

La pierre de la discorde: à Coire, un mémorial nazi suscite la controverse [KEYSTONE - GIAN EHRENZELLER]
La pierre de la discorde: à Coire, un mémorial nazi suscite la controverse - [KEYSTONE - GIAN EHRENZELLER]
En janvier 2023, le pôle enquête de SRF révélait que le seul monument nazi découvert à ce jour en Suisse se dressait au milieu de la capitale grisonne. La municipalité de Coire a depuis entrepris la pose d'un panneau d'information. Mais ce dernier évite les questions critiques et minimise le lien du mémorial avec le national-socialisme, estiment des politiciens et des historiens.

Le désir d'informer la population s'était imposé il y a un an, lorsque SRF a rendu public l'existence d'un mémorial nazi à Coire. Aujourd'hui, le bilan est ambivalent. Des historiens et des membres du Conseil communal de Coire critiquent le panneau explicatif proposé (mais pas encore installé) par les autorités dans le cimetière de Daleu, à côté du mémorial nazi. Selon eux, il serait incomplet et manquerait d'indépendance méthodologique. 

"Le monument funéraire allemand". Panneau d'information à côté du mémorial nazi: une visualisation proposée par la ville de Coire. [VILLE DE COIRE]
Panneau d'information "Le monument funéraire allemand" à côté du mémorial nazi: une visualisation proposée par la ville de Coire. [VILLE DE COIRE]

Tino Schneider (Le Centre/GR), conseiller municipal à Coire et député du Grand Conseil des Grisons, a déclaré à la mi-avril au Parlement municipal de Coire que "le panneau d'information évite pratiquement toutes les questions critiques."

Non seulement, explique-t-il, il y manque un chapitre sur le national-socialisme à Coire, mais le comité en charge de son élaboration reste également silencieux sur une question centrale : "Que savaient les autorités de Coire à l'époque, et comment se sont-elles comportées à l'égard des nationaux-socialistes?"

Le contexte nazi minimisé

SRF a présenté le texte du panneau d'information (disponible dans une communication de la ville) à l'historien Martin Bucher, qui étudie l'histoire du national-socialisme en Suisse. Il confirme que le texte reste vague sur de nombreux points: "Cela donne l’impression que la Ville de Coire veut banaliser le lien du monument avec le national-socialisme". 

Par exemple, l'introduction mentionne une institution allemande "anonyme" qui a fait construire le monument. L'historien Martin Bucher critique le fait que ce n'est qu'à la fin du long texte qu'il apparaît clairement que le client – la "Commission allemande des sépultures de guerre" – était une organisation résolument nationale-socialiste.

Coire, 9 novembre 1941 : Célébration au "Foyer allemand".L'homme sur la photo, Theodor Ludwig, dirigeait, entre autres, le NSDAP à Coire et était président du groupe local de la Commission allemande des sépultures de guerre. [ETH, ARCHIVES D'HISTOIRE CONTEMPORAINE, JOURNAL ALLEMAND EN SUISSE]
Coire, 9 novembre 1941 : Célébration au "Foyer allemand". L'homme sur la photo, Theodor Ludwig, dirigeait, entre autres, le NSDAP à Coire et était président du groupe local de la Commission allemande des sépultures de guerre. [ETH, ARCHIVES D'HISTOIRE CONTEMPORAINE, JOURNAL ALLEMAND EN SUISSE]

Le rôle des autorités de l'époque et l'utilisation du monument lors des fêtes du Troisième Reich sont également exclus du panneau. Comme SRF l'a rapporté il y a un an, des couronnes funéraires avec des croix gammées ont été déposées au cimetière en 1938. A l'époque, le monument permettait en effet de célébrer les soldats allemands de la Première Guerre mondiale dans un "culte du héros" avec lequel les nazis entendaient légitimer la guerre.

Aucune recherche indépendante

Les votes critiques à l'égard du panneau au Parlement municipal de Coire à la mi-avril n'ont eu aucun effet. Le maire de Coire Urs Marti (PLR/GR) a rejeté toute modification du panneau d'information. La raison: il n'appartient pas aux hommes politiques de juger l'histoire de cette époque. C'est la tâche des historiens. "Le gouvernement de la ville ne corrigera pas le tableau", a-t-il défendu. Le Parlement a suivi son exemple et a approuvé le panneau d'information sous sa forme inchangée.

Le gouvernement de la ville ne corrigera pas le panneau

Urs Marti (PLR/GR), maire de Coire

Interrogé, le maire a déclaré que le texte avait été rédigé au nom du gouvernement par l'ancien archiviste municipal Ulf Wendler. Le contenu a été vérifié et approuvé par l'archiviste d'État des Grisons Reto Weiss et Andrea Kauer, l'ancien directeur du Rätisches Museum.

Une clarification interne ne répond pas aux critères d'une recherche historique factuelle et indépendante

Sacha Zala, président de la Société suisse d'histoire

Interviewé par SRF, Sacha Zala, président de la Société suisse d'histoire, critique cette approche. Pour lui, "une telle clarification interne ne répond pas aux critères d'une recherche historique factuelle et indépendante".

Peu importe la qualité de ces recherches "internes", "on soupçonne toujours qu'en plus des critères scientifiques, des considérations politiques ont également joué un rôle," estime-t-il. Comme pour les questions juridiques controversées, il est également crucial, pour les enquêtes historiques, que des recherches externes indépendantes soient commandées. Un examen par une autre autorité ne suffit pas, défend l'historien.

L'approche adoptée par la Ville de Coire évite que la politique ne joue un rôle actif dans l'historiographie

Urs Marti (PLR/GR), maire de Coire

Le maire Urs Marti rétorque qu'il fait confiance à ses employés. L'enquête effectuée par le canton a respecté le principe du double contrôle. La procédure de la Ville de Coire comporte certes un risque que certains aspects soient moins mis en lumière, "mais à l'inverse, la procédure de la ville protège contre le fait que la politique prenne un rôle actif dans l'écriture de l'histoire".

Un jeune nazi gît dans le monument

Il y a un an, le gouvernement et le Parlement de Coire ont décidé de ne pas poursuivre les recherches historiques. La municipalité a déclaré dans un rapport que l'histoire du monument avait déjà fait l'objet d'un examen "approfondi". "Il est peu probable que de nouvelles recherches apportent de nouvelles informations sur l'histoire du national-socialisme à Coire", expliquait la municipalité dans un rapport en mai 2023.

Or, au cours de ses investigations, l'historien Martin Bucher a découvert un détail piquant: un jeune national-socialiste est également enterré dans le monument. Hans Joachim Bunzel, 19 ans, est décédé en 1946, a été enterré au cimetière de Daleu puis inhumé de nouveau dans le mémorial, selon le texte d'information. Selon un rapport du Conseil fédéral de 1946, Bunzel était membre du NSDAP, dirigeant des Jeunesses hitlériennes et "dangereux en raison de son fanatisme nazi". Ceci est absent du panneau d'information.

"Dangereux à cause de son fanatisme nazi".Hans Joachim Bunzel, 19 ans, est décédé de tuberculose pulmonaire en 1946 et a été enterré dans le mémorial 20 ans plus tard, selon le panneau d'information. Bunzel avait déjà fréquenté le « Fridericianum », une école nationale-socialiste, à Davos. Le Conseil fédéral voulut l'expulser après la guerre, mais il mourut avant. [ARCHIVES FÉDÉRALES SUISSES]
"Dangereux à cause de son fanatisme nazi". Hans Joachim Bunzel, 19 ans, est décédé de tuberculose pulmonaire en 1946 et a été enterré dans le mémorial 20 ans plus tard, selon le panneau d'information. Bunzel avait déjà fréquenté le "Fridericianum", une école nationale-socialiste, à Davos. Le Conseil fédéral voulut l'expulser après la guerre, mais il mourut avant. [ARCHIVES FÉDÉRALES SUISSES]

Le point de discorde: l'esthétique nazie

La question de savoir ce qu'il faut voir dans le monument est également controversée. Le panneau d'information devrait indiquer que le monument ne présente aucun symbolisme national-socialiste clair. Le contexte national-socialiste ne serait donc pas facilement reconnaissable. C'est la position tenue par la Ville.

Le monument a une brutalité qui représente véritablement le national-socialisme

Andreas Koop, concepteur de panneaux d'information

"Ils se sont rendu la tâche trop facile", dénonce le concepteur d'informations allemand Andreas Koop, auteur d'un ouvrage de référence sur l'apparence du national-socialisme. "Quelque chose n'est pas seulement national-socialiste s'il y a une croix gammée dessus," explique-t-il.

En termes d’apparence générale, Andreas Koop parle d'une "version étrangère du national-socialisme". La théâtralité et la dramaturgie de ce mini-mausolée sont "remarquables": "Le monument a une brutalité qui représente véritablement le national-socialisme."

"Les soldats allemands reposent ici". Inscription sur le mémorial nazi de Coire, dans une police développée sous le 3ème Reich. [KEYSTONE]
"Les soldats allemands reposent ici". Inscription sur le mémorial nazi de Coire, dans une police développée sous le Troisième Reich. [KEYSTONE]

Selon Andreas Koop, la typographie de l'inscription "Les soldats allemands reposent ici" est "Gothic Grotesk". Cette famille de polices a été développée par des concepteurs de l'Allemagne nazie à partir de 1933. De telles polices étaient monnaie courante à l'époque. Mais après la Seconde Guerre mondiale, cette typographie n'était plus guère utilisée, car elle était considérée comme nationale-socialiste. 

Déception au Conseil municipal de Coire

Il y a un an, Tino Schneider (Le Centre/GR) avait imposé la pierre nazie sur la scène politique de la ville de Coire. Aujourd'hui, il est déçu du résultat. "Vous parcourez votre propre histoire avec des œillères", estime-t-il en visant les autorités communales.

On ne sait toujours pas quand le panneau d'information sera installé.

Stefanie Hablützel (SRF)

Adaptation: Julien Furrer (RTS)

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Le canton des Grisons veut combler les lacunes en matière de recherche

Sous l'impulsion des recherches de SRF, le canton des Grisons s'est également activé. Il souhaite mener un projet de recherche pluriannuel visant à examiner l'histoire du fascisme et du national-socialisme dans tout le canton. Les deux historiens Christian Ruch et Andrea Tognina préparent actuellement un exposé sur les lacunes de la recherche, qui sera présenté en été 2024.