Publié

L'espace numérique devient plus difficile à étudier et à comprendre

Logotypes de réseaux sociaux imprimés sur un cube. [Depositphotos - ©Bloomua]
L’espace numérique devient plus difficile à étudier et à comprendre / Tout un monde / 5 min. / le 27 novembre 2023
Le monde académique s'inquiète des restrictions d'accès croissantes aux données des réseaux sociaux imposées par X, Reddit ou Meta (Instagram, Facebook). Nos interactions sur ces plateformes deviennent plus difficiles à étudier et à comprendre, et avec elles, des phénomènes comme la propagation de la désinformation, alertent les scientifiques.

Il faut pouvoir avoir accès à ces données de masse – millions de posts, de vidéos ou de tweets – pour avoir une vision sur la nature des liens sociaux numériques et étudier le monde contemporain à travers cette production. Faute de pouvoir les analyser, comment comprendre et gérer l'espace public numérique?, s'interrogent les chercheurs, qui soulignent une contradiction: à une époque où l'on demande de plus en plus de transparence à ces plateformes, elle deviennent de plus en plus opaques.

Ainsi, depuis février dernier, il faut débourser 42'000 francs suisses par mois pour avoir accès à des informations à grande échelle du réseau social X, alors que c'était gratuit auparavant. Même décision pour Reddit, le site communautaire américain: il a aussi rendu payant l'accès à ses données. Les tarifs sont chers également chez TikTok. Quant à Meta, peu partageuse, elle a tendance à n'accorder son aide qu'à de très rares projets, triés sur le volet.

Etudes annulées, suspendues ou réorientées

Ces politiques excluent un grand nombre de chercheurs et chercheuses, incapables d'engager de tels montants. Résultat: sur les 168 projets recensés qui étudient la propagation des informations sur le réseau social X, 104 ont été annulés, suspendus ou réorientés vers d'autres plateformes.

Pour le monde académique, les répercussions de ce manque d'accès aux données des réseaux sociaux sont donc très concrètes, ce qu'a confirmé lundi dans l'émission Tout un monde de la RTS le professeur de sciences politiques et de l'information à l'Université du Massachusetts Ethan Zuckerman, qui l'illustre par la nouvelle pratique envisagée par YouTube en prévision de l'entrée en vigueur en Europe du règlement sur les services numériques, le DSA.

>> Lire aussi : Le grand nettoyage des réseaux sociaux débute en Europe

"YouTube [...] permet aux chercheurs de passer par un processus de demande très détaillé et, à la fin de celui-ci, de faire environ 5000 demandes [de vidéos] par jour à la plateforme. Cela semble beaucoup, sauf que la plateforme héberge quelque 13 milliards de vidéos. Si vous essayez d'étudier YouTube et d'avoir une idée de ce qui s'y passe, la possibilité d'en extraire 5000 ne vous permet d'étudier qu'un sujet très, très spécifique. Cela ne vous permet pas d'étudier la dynamique plus large, par exemple la façon dont la mésinformation et la désinformation se propagent sur la plateforme", détaille-t-il.

Un résultat contre-productif

Légende d'internet – il est notamment l'inventeur des fenêtres "pop-up" – , Ethan Zuckerman met aussi en garde contre un effet paradoxal: en réduisant l'accès des chercheurs, le risque d'alimenter les spéculations sur les dangers de ces plateformes augmente. "Tout ce qu'elles obtiendront, ce sont des activistes qui diront essentiellement que nous devons réglementer ces espaces parce qu'ils sont dangereux", estime le chercheur.

Selon lui, en agissant de la sorte, les plateformes font fausse route et "se privent d'une communication positive", car les études ne rendent pas forcément des conclusions négatives à leur encontre: "A bien des égards, les recherches que je mène sont une bonne nouvelle pour les plateformes. Elles indiquent que la grande majorité des activités des internautes ne concernent pas le discours politique, mais plutôt le divertissement. Qu'il s'agit de relations personnelles", relate-t-il.

Laisser une place à la recherche dans la réglementation

Les yeux d'Ethan Zuckerman sont en ce moment rivés sur l'Europe et sa volonté de réguler ces grands acteurs. Son message pour les régulateurs européens: penser à offrir, dans les nouvelles réglementations, la possibilité au monde académique d'étudier à grande échelle les plateformes internet.

Les Etats-Unis y songent, avec une proposition de loi nommée PATA qui pourrait aider les chercheurs à étudier les médias sociaux. Son adoption est toutefois encore incertaine.

Sujet radio: Miruna Coca-Cozma
Adaptation web: Vincent Cherpillod

Publié

Médias sociaux moins influents que prévu?

Autre conclusion positive issue de recherches récents, le fait que les médias sociaux ont eu moins d'influence que ce qu'on aurait pu attendre sur les élections américaines de 2020, remportées par Joe Biden.

"Un certain nombre de très bons chercheurs ont effectué des travaux qui suggèrent que, même si l'on modifie les informations politiques que voit une personne, cela ne change pas réellement son point de vue. Cela suggère que les médias sociaux pourraient en fait être moins influents que la radio ou la télévision. Nous l'avons constaté lors d'expériences précédentes", avance Ethan Zuckerman.

"Si vous changez le régime télévisuel d'une personne, vous finissez par avoir une certaine influence sur ce qu'elle croit. Nous ne constatons pas la même chose avec les médias sociaux, du moins dans cette série d'expériences. C'est peut-être une bonne nouvelle pour les plateformes", résume le spécialiste, qui déplore à nouveau: "Si nous ne pouvons pas faire de recherche, il est plus difficile de partager les complexités de ce qui se passe sur ces médias".

>> Lire aussi : Meta et TikTok visées par une enquête sur la diffusion des fakes news