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Les réseaux sociaux comme coulisses numériques pour influencer les élus

Les lobbies s'activent dans les couloirs du Palais fédéral mais aussi sur les réseaux sociaux. [Peter Klaunzer/Christian Beutler]
Le poids des lobbys et le microciblage des politiques en Suisse / La Matinale / 5 min. / le 17 octobre 2022
Cibler les parlementaires sur Twitter ou Youtube en vue d'influencer leurs décisions: cette pratique, de plus en plus répandue mais peu encadrée en Suisse, pose plusieurs questions en termes de transparence. Certaines voix s’élèvent d’ailleurs sous la Coupole fédérale pour une meilleure réglementation en la matière.

Imaginons que vous êtes un ou une membre du Conseil national. Alors que ce dernier prévoit de débattre d'un sujet X, vous voyez apparaître différentes annonces concernant ce même thème sur votre fil Twitter. Ce type de lobbying numérique s'appelle du microciblage.

Techniquement, cela passe par les plateformes. Ce sont elles qui permettent l’identification d’un certain public cible sur la base des données des utilisateurs (lire encadré). Un groupe d’intérêt peut alors acheter de l’espace publicitaire sur le réseau social. Mais contrairement à l’affichage traditionnel dans la rue, cette campagne numérique est beaucoup plus ciblée.

L'avion de combat F-35 en ligne de mire

C’est d'ailleurs ce qui s’est passé récemment, en plein débat sur l’achat des avions de combat F-35. Un phénomène qu'a observé Paul-Olivier Dehaye, l'expert en données numériques qui a permis de faire éclater le scandale Cambridge Analytica.

"Si un sujet conduit à beaucoup de publicités, c'est dans l'intérêt de la plateforme d'encourager beaucoup de conversations autour de ce thème. Et dans le contexte de l'achat d'avions de chasse, Twitter a identifié qu'un certain appareil était un sujet de discussion et a donc ouvert la possibilité aux annonceurs de cibler les gens qui étaient intéressés par ce sujet-là", a-t-il expliqué lundi dans La Matinale de la RTS.

Réelle influence sur les décisions politiques?

Comme tout lobbying, il est difficile d’identifier les résultats concrets du microciblage. Impossible d'affirmer par exemple si les réseaux sociaux ont réellement influencé les votes au Parlement concernant l’achat des F-35.

On a pu montrer qu'il y avait un ciblage de personnes qui se trouvaient au Palais fédéral à une période donnée et qui s'intéressaient à un certain nombre de thématiques. Tout cela par des données de géolocalisation

Christian Dandrès, conseiller national (PS/GE)

Mais ce qui est sûr, c’est que cette pratique fait partie intégrante de la politique aujourd’hui. Et cela en inquiète certains. Le socialiste Christian Dandrès vient de déposer une motion pour davantage de transparence.

"On a pu montrer qu'il y avait un ciblage de personnes qui se trouvaient au Palais fédéral à une période donnée et qui s'intéressaient à un certain nombre de thématiques. Tout cela par des données de géolocalisation", indique le Genevois. Il ajoute: "Si Twitter, Facebook ou d'autres réseaux sociaux vendent ces services à une clientèle, à des entreprises ou des groupes d'intérêt, ils doivent au moins informer les personnes concernées."

Des groupes de 500 à 1000 personnes

Du côté des agences de communication qui utilisent les réseaux sociaux pour mener des campagnes, on relativise le terme de microciblage. "Avant 2014, on pouvait faire une publicité qui était visible par une seule personne. Or, on ne peut plus faire ce genre de chose", assure Olivier Kennedy, directeur de la société genevoise Enigma.

"Aujourd'hui, selon les plateformes, le ciblage minimum concerne des groupes de 500 à 1000 personnes. Cela implique que l'on ne connaît pas les personnes individuellement", ajoute-t-il, précisant encore qu'il s'agit d'une "règle imposée par les plateformes pour empêcher le recoupement d'informations."

Lorsque les partis eux-mêmes ont recours au ciblage

Le ciblage des élus pose également la question plus large de la publicité politique. Cette pratique, qui concerne tous les utilisateurs, est interdite à la radio et à la télévision. En revanche, elle reste légale sur les réseaux sociaux.

Quelqu'un qui va faire une publicité à portée politique a très peu d'obligations de transparence en Suisse, alors que dans d'autres pays, ces règles sont bien présentes

Paul-Olivier Dehaye, expert en données numériques

D’ailleurs, les partis eux-mêmes ne s’en privent pas: "On travaille par exemple pour le PS, le Centre et le PLR sur différentes campagnes, afin qu'ils aient davantage d'élus ou davantage de chances de gagner leurs initiatives", indique Olivier Kennedy.

Et le directeur d'Enigma de détailler: "Si on fait une campagne à Genève, on ne va cibler que des gens qui dorment dans ce canton. Car beaucoup de personnes qui y travaillent vivent en France voisine ou dans le canton de Vaud et n'ont donc pas de pouvoir de vote à Genève."

Pour ce ciblage, les plateformes utilisent des données de geofencing, c’est-à-dire sur le comportement et la localisation des utilisateurs.

Opacité autour de la publicité politique

Publicité politique rime avec opacité. La Suisse est d'ailleurs à la traîne en comparaison européenne. "Quelqu'un qui va faire une publicité à portée politique a très peu d'obligations de transparence en Suisse, alors que dans d'autres pays, ces règles sont bien présentes", explique l'expert en données personnelles Paul-Olivier Dehaye.

Mais ce n'est pas tout. L'identification des sujets de discussion comme intérêt commercial pose aussi problème, selon le spécialiste: "Ce sont des décisions qui sont prises au sein même de Twitter et d'autres plateformes similaires, et sur lesquelles personne n'a de la visibilité."

Plusieurs objets ont été déposés au Parlement pour mieux réglementer la publicité en ligne et la collecte de données. La question des campagnes numériques va donc continuer d’occuper la politique suisse, d'autant plus à tout juste un an des élections fédérales.

Mathieu Henderson

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Données collectées via vos applications

Tout utilisateur transmet ses données à Google. Comment? Via les diverses applications téléchargées sur les smartphones qui, elles, transmettent ces informations au géant américain.

Paul-Olivier Dehaye observe ce phénomène de près, grâce notamment à un outil de traçage, Slim TC. Le mathématicien à l'origine de l'affaire Cambridge Analytica constate que plusieurs applications suisses participent à ces transmissions de données. Il cite l'exemple de Météosuisse, mais pas seulement: "On peut voir que les CFF par exemple permettent à Google de récolter des données de géolocalisation."

Le mécanisme est le suivant: "Les développeurs des CFF ou des sous-contractants ont intégré des outils, mouchards en quelque sorte, développés par Google, qui vont transférer ce data vers la plateforme."

Données disponibles mais illisibles

Tout utilisateur peut réclamer une copie de ses données personnelles. Mais le problème, explique Paul-Olivier Dehaye, c'est qu'elles sont souvent incompréhensibles aux yeux du quidam: "C'est seulement en les structurant qu'on peut commencer à les analyser." C'est justement ce que fait le spécialiste avec sa société Hestia.ai.

Il observe une grande méconnaissance au sein de la population. Et cela s'explique: "Il y a tout un écosystème qui est construit et qui existe grâce à une forme d'opacité. Cette opacité est cultivée pour pouvoir récolter un maximum de données sur les gens."

Pour Paul-Olivier Dehaye, la solution passe par l'éducation: "Il s'agit de former toute une génération pour avoir un débat plus sain sur quel genre de profilage on veut."