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Faut-il sortir du rebut la centaine de vieux chars Léopard de l'armée?

Des chars Léopard dans un entrepôt secret. [RTS]
Armée : on sort les vieux chars ? / Mise au point / 13 min. / le 15 mai 2022
Ils sont 96 à dormir paisiblement dans un hangar de Suisse orientale, mais ils pourraient peut-être être réveillés et remis en service dans un avenir proche: les vieux chars Léopard de l'armée mis au rebut à la fin de la Guerre froide sont-ils la solution pour remettre la défense suisse au goût du jour?

Avec la guerre en Ukraine, les Etats européens commencent à réhausser les sommes accordées à leurs armées. C'est le cas de la Suisse, où le Conseil national a accepté la semaine dernière une motion demandant de faire passer le budget militaire de 5 à 7 milliards d'ici 2030.

Cette décision, que le Conseil des Etats devrait confirmer prochainement, a été prise par 111 voix contre 79, avec un traditionnel clivage entre la droite, qui était favorable, et la gauche, qui rejetait le texte.

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Lors des débats au National, les orateurs ont pour beaucoup appuyé cette augmentation, estimant qu'il était important de moderniser rapidement une armée sous-dotée et trop longtemps délaissée à leurs yeux. D'autres ont dénoncé une militarisation coûteuse ou de nouveaux achats qui ne seront pas forcément utiles.

Un char légendaire dans les années 80

C'est dans ce contexte que les vénérables chars Léopard de l'armée sont revenus au centre de l'attention. Si le Conseil fédéral assure que la priorité demeure l'achat de nouveaux avions de combat, la conseillère fédérale en charge de la Défense Viola Amherd répète que l'acquisition de matériel d'armement pour les forces terrestres est aussi nécessaire et qu'il faudra également moderniser certains équipements existants.

A la tête de la commission de politique extérieure, le conseiller aux Etats bernois Werner Salzmann a émis la semaine passée une proposition qui n'est pas passée inaperçue: rénover les chars Léopard. Pour l'élu UDC, il faut en passer rapidement par là au vu de ce qu'il se passe en Ukraine. Plusieurs élus de droite ont ensuite appuyé sa démarche, certains avançant que des Léopards encore plus vieux que les tanks suisses ont été aperçus sur le front ukraino-russe.

Les 96 chars Léopard sont stockés dans un lieu tenu secret. [RTS]

Selon un rapport du Département fédéral de la défense sur l’avenir des forces terrestres datant de 2019, la modernisation et la remise en service de 32 chars Léopard coûteraient entre 350 et 450 millions de francs.

Vitesse, blindage et stabilité à toute épreuve, le Léopard était devenu légendaire dans les années 80. La Suisse avait alors acquis 380 de ces véhicules de combat conçus en Allemagne pour 3,5 milliards de francs. Nec plus ultra de l'armement à cette époque, mais chers à l'entretien et gourmands en carburant, ils ont vu leur utilité décroître avec la fin de la Guerre froide. Dans les années 90, la Suisse a décidé d'en revendre une partie au Canada et à l’Allemagne et d’en stocker une centaine au frigo. Ce sont ceux-ci que l'UDC souhaite remettre en service.

Graissés, batteries chargées et à humidité constante

L'émission Mise au point s'est rendue dans le gigantesque hangar où ces chars Léopard sont stockés, dans un lieu tenu secret de Suisse orientale. Les 96 monstres d'acier de plus de 8 mètres de long et de 56 tonnes chacun sont sagement garés en rang d'oignon. Mais sont-ils encore en état de fonctionner?

L'armée a pris des dispositions pour que ces chars ne souffrent pas trop avec les années. Pour éviter tout risque de corrosion, l'humidité est ainsi maintenue en permanence à 50%. Les canons sont graissés, les batteries sont toujours en charge et ils sont sortis tous les deux ans pour vérifier leur fonctionnement. Ces chars ne sont absolument pas archaïques ou dépassés, a expliqué Robert Juhasz, chef d'atelier du Centre logistique de l'armée chargé de l'entretien des Léopards, dimanche dans Mise au point: "Les Léopards font toujours partie des chars les plus modernes du monde."

Les Léopards font toujours partie des chars les plus modernes du monde

Robert Juhasz, chef d'atelier du Centre logistique de l'armée

Avec 6000 kilomètres au compteur à peine, ces chars ont très peu roulé et un entretien minimal est suffisant, a encore détaillé Robert Juhasz: "Ce sont des véhicules que nous avons mis en mode désactivé, ce qui signifie qu’on vérifie leur système une fois tous les deux ans. Nous faisons des tests de conduite pour mettre la machine à température de marche et chercher s’il y a des défauts."

Si des défectuosités sont débusquées, il n'est procédé à aucune réparation sauf si elles peuvent entraîner des pannes en cascade. "Si ce n’est pas le cas, on le note simplement, on enregistre pour être au courant de l’état du véhicule", a ajouté le chef d'atelier.

Pour Robert Juhasz, ces chars ne pourraient donc pas repartir directement au combat: "Ce ne serait pas possible parce que cette configuration n’existe plus. C’est évidemment toujours à l’armée et aux politiques de dire si on en a besoin ou pas et de prendre cette décision." Il estime toutefois que réactiver quelques-uns des chars pour alimenter les troupes serait une bonne idée. Surtout que sans rénovation, leur fin de vie est prévue pour 2030.

Un char Léopard en action lors d'une démonstration dans la région de Frauenfeld, le 12 juin 1998. [Keystone - Walter Bieri]

Economiser ou jeter l'argent par les fenêtres

Du côté politique, certains estiment qu'il est effectivement urgent de rénover certains chars pour mieux équiper les troupes. Le conseiller national UDC valaisan Jean-Luc Addor regrette qu'ils aient été placés dans des hangars et qu'ils n'aient pas été révisés, pour économiser. Or, pour lui, "c’est un mandat que le Parlement et finalement le peuple a donné à l’armée et nous n’avons pas donné les moyens à l’armée de le réaliser et ça c’est inacceptable".

A gauche, le conseiller national socialiste jurassien Pierre-Alain Fridez y voit au contraire une dépense inutile: "Actuellement, il y a tellement d’armes pour détruire les chars que ce sont devenus des cibles.(...) il faut voir ce qui se passe en Ukraine où, tous les jours, des dizaines de chars russes sont détruits par des drones, des petits missiles. C'est vraiment jeter de l'argent par les fenêtres."

C’est vraiment jeter de l’argent par les fenêtres

Pierre-Alain Fridez, conseiller national (PS/JU)

Autre conseiller national, mais vaudois, le Vert'libéral François Pointet émet aussi des doutes sur l'idée de ressortir les chars de grands-papas. "Un char, c'est tirer à deux kilomètres de distance dans un pays qui s'urbanise de plus en plus. On voit bien en Ukraine, c'est une catastrophe. Et justement, si on attend avec ces chars, c'est aussi pour attendre une nouvelle génération capable de tirer en zones urbaines."

Et si la Suisse donnait ses Léopards à l'Ukraine?

L'expert militaire Alexandre Vautravers se dit également convaincu que ces chars peuvent encore reprendre du service, via une modernisation du blindage et du système de protection. Et de dresser des louanges aux Léopards: "Aujourd'hui, il n'y a rien de meilleur que cet engin. Si on devait construire à partir de zéro un char, on ne saurait pas par où commencer, il n'y a pas de char plus moderne que celui-ci à l'Ouest."

Il n'y a pas de char plus moderne que celui-ci à l'ouest

Alexandre Vautravers, rédacteur en chef de la Revue militaire suisse

Le son de cloche est tout autre du côté du Groupe pour une Suisse sans armée, qui rejette toute augmentation du budget de l'armée et dénonce l’instrumentalisation de la guerre en Ukraine. Sa secrétaire politique Pauline Schneider estime que la Suisse est un petit pays entouré par les grandes puissances de l'Otan et que "le jour où une guerre arrivera jusqu'aux frontières de la Suisse, cela voudra dire que cette grande puissance de l'Otan est tombée et que, quel que soit l'état de notre armée à ce moment-là, on ne fera pas le poids".

D'autres encore imaginent un avenir différent pour les chars endormis: les donner à l'Ukraine. Si la loi l'interdit catégoriquement pour le moment, les lignes pourraient bouger sur l'impulsion de certains politiciens. Gerhard Pfister, le président du Centre, a ainsi récemment ouvert une brèche avec un tweet n'excluant plus des livraisons d’armes de la Suisse vers l’Ukraine.

Si cette proposition ne semble pas séduire pour le moment, car elle pourrait remettre en question la neutralité de la Suisse, les chars Léopard vont encore faire parler d'eux ces prochaines semaines. Et, en attendant, ils continueront de sortir et de rouler quelques kilomètres tous les deux ans.

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Sujet TV: Cécile Tran-Tien

Adaptation web: Frédéric Boillat

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