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Yara el-Ghadban: "Au début, on me demandait quasiment de m'excuser d'être Palestinienne"

L'invitée de La Matinale (vidéo) - Yara el-Ghadban, écrivaine et intellectuelle canado-palestinienne
L'invitée de La Matinale (vidéo) - Yara el-Ghadban, écrivaine et intellectuelle canado-palestinienne / L'invité-e de La Matinale (en vidéo) / 14 min. / le 5 mars 2024
De passage au Salon du livre de Genève pour y représenter sa maison d'édition Mémoire d'encrier, l'autrice canadienne d'origine palestinienne Yara el-Ghadban est l'une de ces voix qui sort du lot dans le flux de commentaires sur les violences au Proche-Orient. Une voix résolument optimiste, par nécessité.

"Je n'ai pas le choix d'être optimiste, sinon ce qui m'attend est tout à fait désespérant." C'est ainsi que la romancière et anthropologue, descendante de réfugiés palestiniens au Liban, résume sa position actuelle face aux drames qui se jouent en Palestine. "J'ai des enfants et je veux qu'ils ne vivent pas ce que je suis en train de vivre en ce moment."

Après un début de vie conditionné par l'exil, de celui de ses grands-parents lors de la Nakba en 1948 aux multiples pays traversés par ses parents durant son enfance, Yara el-Ghadban vit à Montréal depuis 1989. C'est de là qu'elle observe les événements qui se jouent dans son pays d'origine.

Le rôle des artistes d'imaginer le futur

"Aujourd'hui, mes liens avec la Palestine sont plus forts que jamais grâce à la littérature, à la poésie", explique-t-elle toutefois. "Et ces jours-ci, la littérature palestinienne est la seule chose qui me permet de me lever le matin et d'avoir de l'espoir. Ces poètes sont l'avenir de la Palestine. On ne peut pas tuer cette beauté-là, cette humanité-là. C'est ça l'avenir pour tout le monde, pas seulement pour les Palestiniens, mais aussi pour les Israéliens."

Je réfute la théorie selon laquelle tout est construit sur une haine millénaire. Je pense que ce sont des discours bibliques qui n'ont aucune attache avec la réalité et avec l'histoire.

Yara el-Ghadban

Selon elle, les artistes ont un rôle primordial à jouer en vue d'une paix future dans la région. "Si on n'arrive pas à imaginer une société où nous vivons ensemble, on ne pourra pas la créer. Et pour l'imaginer, on a besoin d'écrivains, de poètes, de comédiens, d'humoristes... Il faut des gens pour construire et c'est le rôle des artistes", estime-t-elle.

Cette mission transcende les antagonismes nationaux ou religieux: "Dans ma vie d'écrivaine, j'ai eu la chance de parler avec beaucoup d'intellectuels israéliens et juifs qui refusent ce qui se fait en leur nom. À Montréal, on se retrouve souvent dans des manifestations avec des collègues juifs canadiens qui me disent: ‘Ensemble, on va construire autre chose’", raconte l'intellectuelle de 48 ans.

Dans la tête de l'autre...

Yara el-Ghadban en est convaincue, un futur commun est possible: "Je réfute la théorie selon laquelle tout est construit sur une haine millénaire. Je pense que ce sont des discours bibliques qui n'ont aucune attache avec la réalité et avec l'histoire."

Pour imaginer ce futur commun, il faut avant tout cultiver le rapport à l'autre, souligne-t-elle. C'est d'ailleurs cette démarche qui est à l'origine de son dernier livre, "Je suis Ariel Sharon" (Mémoire d'encrier, 2018) dans lequel elle plonge dans la tête de l'ex-Premier ministre israélien qui a pourtant "longtemps incarné toute la souffrance des Palestiniens".

"Je suis partie d'une question très innocente: comment devient-on quelqu'un comme Ariel Sharon? Comment peut-on prendre des décisions qui tuent des milliers de gens et dormir la nuit en pensant qu'on fait la bonne chose? Je suis partie d'une incompréhension et je voulais l'explorer en toute honnêteté. Ce n'est pas à moi de juger Ariel Sharon, c'est l'Histoire qui le fera. Moi, je voulais le regarder comme un être humain, avec les parts de lumière et d'ombre qu'il y a en chacun", précise-t-elle.

...pour faire le travail de comprendre

"Ce roman-là m'a beaucoup changé", observe la réfugiée palestinienne. "Je ne suis pas la même personne avant et après l'avoir écrit. Ça m'a grandi en tant qu'être humain. Et ça me permet de venir aujourd'hui vous parler d'autre chose que ce qu'on entend constamment."

Elle estime aussi que cette démarche l'a "sauvée, en quelque sorte", face aux nombreuses sollicitations survenues depuis le 7 octobre. "Au début, on me demandait quasiment de m'excuser d'être Palestinienne", raconte-t-elle. "Et je disais aux gens: moi, j'ai quand même eu l'audace de dire 'je suis Ariel Sharon'. Est-ce que vous, pendant cinq minutes, quelques secondes au moins, vous vous demandez ce que c'est d'être un Palestinien sous occupation?"

Propos recueillis par Pietro Bugnon

Texte web: Pierrik Jordan

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"Ce qu'il se passe depuis 1948 en Palestine est très clair"

Interrogée sur l'impression, plutôt répandue dans le monde occidental et prédominante dans ses médias, d'un "cycle de violence" qui se répète régulièrement au Proche-Orient, la Palestinienne d'origine balaie cette interprétation non conforme à la réalité, qui fait de la guerre une forme de fatalité dans cette région.

"Je n'aime pas trop le discours de cycle de violence, il donne l'impression que ce sont deux partis qui échangent de temps à autre des conflits. Dans le cas de la Palestine, ce qu'il se passe est très clair: ce n'est pas cyclique, c'est quelque chose qui se poursuit depuis 1948, dans une accélération de violence contre un peuple qui cherche sa liberté, et dans le viol le plus clair du droit international. Je pense que ce genre de discours (...) retire le contexte et la possibilité de comprendre ce qui se passe réellement sur le terrain."

"Si on accepte ce génocide qui se passe à Gaza, sachez que ça peut éventuellement arriver chez nous. Si on l'accepte pour les autres, on l'accepte pour nous-mêmes également", prévient-elle.