Un des premiers mérites de la commission parlementaire qui a mené l'enquête est d’avoir permis une grande liberté de ton à tous les acteurs impliqués. Lors des auditions devant les sénateurs, les magistrats libérés de leur devoir de réserve ont pu dépeindre sans concession la réalité du narcotrafic.
Par un certain nombre de signes, on s'approche d'un affaiblissement de la puissance publique. Ce qui est le signe d'un narco-Etat
"Je crains que nous soyons en train de perdre la guerre contre les trafiquants à Marseille", a par exemple noté la juge marseillaise Isabelle Couderc.
"Par rapport aux règlements de comptes du milieu traditionnel, on est dans une stratégie d'intimidation et de terreur. C'est pour ça qu'on ne peut plus parler de règlements de comptes mais de 'narchomicide' ou même de 'narcoterrorisme' si on veut aller plus loin", a ajouté le procureur de Marseille Nicolas Bessone.
De son côté, le sénateur Etienne Blanc a souligné que "par un certain nombre de signes, on s'approche d'un affaiblissement de la puissance publique. Ce qui est le signe d'un narco-Etat."
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Près de 160 auditions
Durant les six mois de l'enquête, les membres de la commission sénatoriale ont enchaîné 158 auditions de magistrats, de policiers, de ministres, de journalistes ou encore d’universitaires. Ils se sont déplacés dans les ports de Marseille, du Havre et d’Anvers. "Le trafic s’infiltre partout, avec pour corollaire une violence exacerbée", écrivent les sénateurs qui le comparent à un "flot qui monte inexorablement".
Je n’aime pas les discours de défaitisme. Quand on dit qu’on peut perdre une guerre, on la perd
Un constat presque fataliste, qui n’a pas été du goût du ministre de la Justice Eric Dupont-Moretti, qui a tancé les sénateurs en privé. "Je n’aime pas les discours de défaitisme. Quand on dit qu’on peut perdre une guerre, on la perd", a recadré le garde des Sceaux.
Tout le pays concerné
"Marseille est la seule ville gangrénée à ce point", a relevé la juge Couderc lors de son audition. Mais le constat est unanime: le narcotrafic à la marseillaise s’est désormais largement répandu. Il est parti à la conquête de nouveaux territoires, lançant des OPA ultraviolentes contre les réseaux locaux et n’hésitant plus à tuer pour récupérer les points de deal, même dans les villes moyennes.
A la fin mars de cette année, la RTS s'était d'ailleurs rendue à Dijon, dans le centre-est de la France, où venait d'avoir lieu une série de fusillades mortelles. Les habitants des quartiers touchés qui avaient accepté de témoigner racontaient leur sentiment d’abandon face aux trafiquants tout-puissants, ces derniers n’hésitant pas à les menacer s’ils se plaignent.
Le maire de Dijon François Rebsamen se réjouissait des opérations policières baptisées "Place nette" dans le cadre de la lutte contre le trafic de stupéfiants et les violences en découlant. "Seul l’Etat peut faire quelque chose", expliquait l’élu face à cette montée inexorable de la violence.
Frapper "le haut du spectre"
Concernant l'opération "Place nette", les rapporteurs se montrent très critiques. Insuffisantes, ces opérations policières annoncées par le gouvernement à grand renfort de communication se limiteraient à rétablir l’ordre public à court terme.
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Le rapport appelle à frapper "le haut du spectre", à investir des moyens dans le renseignement, à faciliter le recours aux repentis, à taper les trafiquants au portefeuille en saisissant les avoirs, à créer un parquet national anti-drogue.
Enfin, les sénateurs mettent en évidence un problème de coopération internationale. Ils dépeignent notamment les Emirats arabes Unis comme un "havre de paix" pour les têtes de réseaux. Ce pays du Golfe consent à des arrestations au compte-gouttes et n’extrade quasiment jamais. La première recommandation du rapport est donc de s’organiser au niveau européen pour traiter avec ce genre d'Etat. Seul espoir, peut-être, de gagner la guerre contre le narcotrafic.
Alexandre Habay/fgn