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Dans une véritable course contre-la-montre, l'Ukraine cherche à relancer sa production d'armement

Des ouvriers ukrainiens réparent des véhicules blindés de transport de troupes dans une usine de véhicules blindés près de Jytomir, à environ 120 km à l'ouest de Kiev, en Ukraine, le 10 juillet 2014 (image d'archives). [KEYSTONE - SERGEY DOLZHENKO]
Des ouvriers ukrainiens réparent des véhicules blindés de transport de troupes dans une usine de véhicules blindés près de Jytomir, à environ 120 km à l'ouest de Kiev, en Ukraine, le 10 juillet 2014 (image d'archives). - [KEYSTONE - SERGEY DOLZHENKO]
Alors que la nouvelle aide militaire américaine de 60 milliards de dollars reste bloquée à la Chambre des représentants et que les livraisons européennes accusent toujours du retard, Kiev cherche à rééquilibrer le rapport de force avec la Russie. Le pays tente notamment de relancer sa propre industrie de Défense.

Durant la Guerre Froide, l'Ukraine jouait un rôle crucial dans le complexe militaro-industriel de l'Union soviétique, contribuant significativement à la production d'armement. Les vastes étendues du pays abritaient des usines stratégiques responsables de la fabrication d'une gamme variée d'équipements militaires, allant des avions de chasse, des hélicoptères et des missiles aux navires de guerre.

La région était particulièrement réputée pour ses bureaux de conception aéronautiques et ses chantiers navals. Le Kouznetsov, unique porte-avions de la marine russe, a par exemple été conçu dans les années 80 au chantier naval de la mer Noire, dans la région ukrainienne de Mykolaïv.

Des avions de combat survolent le porte-avions russe "Amiral Kuznetsov" lors d'exercices militaires dans la mer de Barents, le 17 août 2005. [REUTERS - Reuters Photographer]
Des avions de combat survolent le porte-avions russe "Amiral Kuznetsov" lors d'exercices militaires dans la mer de Barents, le 17 août 2005. [REUTERS - Reuters Photographer]

A la chute du bloc de l'Est en 1991, l'Ukraine acquiert son indépendance. Le pays hérite alors d'une partie importante de cet arsenal et de ces capacités de production. Néanmoins, sans le soutien financier et structurel du Kremlin, Kiev se retrouve vite confronté à d'immenses défis économiques, mais également à l'absence d'une politique de défense cohérente. En effet, son industrie militaire reste fragmentaire, car elle dépendait beaucoup de l'interopérabilité avec le reste du bloc soviétique.

Des usines autrefois florissantes sont alors laissées à l'abandon ou démantelées et de nombreux équipements et technologies tombent peu à peu en désuétude.

Dépendance à l'aide occidentale

Dès le début de la guerre du Donbass de 2014, Kiev doit donc essentiellement compter sur des stocks d'armement datant de l'époque soviétique. Peu à peu, le pays reçoit également des aides substantielles en provenance d'autres pays comme les Etats-Unis, le Royaume-Uni ou encore les Etats baltes.

En février 2022, lors de l'invasion à grande échelle du pays par la Russie, l'Ukraine apparaît toutefois encore démunie et peu d'analystes l'estiment capable de résister bien longtemps. Kiev déjoue pourtant les pronostics et parvient à repousser les troupes russes des abords de la capitale.

La guerre se poursuit et l'aide du camp occidental devient de plus en plus indispensable au fur et à mesure que les stocks ukrainiens d'armes et de munitions se vident. Casques, obus, lance-missiles, puis chars d'assaut, systèmes de défense antiaérienne et bientôt avions de combat F-16. Peu à peu, "les lignes rouges" sautent et le soutien des pays alliés ne cesse de monter en gamme.

Washington a accepté l'envoi danois et néerlandais d'avions de combat américains F-16 à l'Ukraine. [Keystone]
Washington a accepté l'envoi danois et néerlandais d'avions de combat américains F-16 à l'Ukraine. [Keystone]

L'Ukraine devient donc très dépendante de l'aide internationale pour poursuivre les combats et éviter une reddition. Mais en Europe comme aux Etats-Unis, des problèmes surgissent.

Sur le Vieux continent, personne ou presque ne s'attendait au retour de la guerre de haute intensité. Les capacités de l'industrie de Défense sont limitées et la relance de la production provoque des retards dans les livraisons, notamment en ce qui concerne les obus. A Washington, l'obstacle est avant tout politique. Le Sénat a bien voté un plan d'aide de 60 milliards de dollars, mais celui-ci est bloqué par la Chambre des représentants à majorité républicaine qui s'en sert comme un argument politique pour s'opposer à Joe Biden.

>> Relire à ce sujet : L'Union européenne à la recherche des obus qui font défaut à l'armée ukrainienne et Tractations très tendues au Congrès américain sur l'aide à l'Ukraine

Relance de la production

Face à ces incertitudes, il est largement admis dans le pays, à l'heure où chaque jour les troupes russes tirent 10'000 obus contre seulement 2000 pour les forces ukrainiennes, qu'une industrie de défense nationale doit être reconstruite.

"Il s’agit aussi de montrer que nous ne restons pas assis à attendre que vous veniez nous aider", déclare ainsi Oleksandr Kamychine, ministre des Industries stratégiques de l'Ukraine, dans une interview accordée au mois de mars au New York Times.

Le ministre ukrainien des industries stratégiques, Oleksandr Kamychine, s'exprime lors d'une conférence sur l'industrie de la défense ,à Kiev, le 23 mars 2024. [REUTERS - Thomas Peter]
Le ministre ukrainien des industries stratégiques, Oleksandr Kamychine, s'exprime lors d'une conférence sur l'industrie de la défense ,à Kiev, le 23 mars 2024. [REUTERS - Thomas Peter]

Selon le grand quotidien américain, qui a pu consulter des documents officiels du gouvernement ukrainien, le pays aurait ainsi déjà réussi l'année dernière à tripler la production de véhicules blindés par rapport à la période d'avant-guerre et a quadruplé celle de missiles antichars.

Le secteur recherche et développement devrait quant à lui être multiplié par huit en 2024, passant d'un peu plus de 160 millions de dollars à 1,3 milliard, selon le budget militaire ukrainien. Au total, Kiev devrait dépenser près de 6 milliards de dollars cette année pour la fabrication d'armes sur le territoire national, dont au moins un million de drones.

Un employé travaille sur une chaîne de production d'obus d'artillerie de 155 mm dans l'usine de la société allemande Rheinmetall, qui produit des armes et des munitions pour chars et artillerie, en Allemagne. [REUTERS - FABIAN BIMMER]
Un employé travaille sur une chaîne de production d'obus d'artillerie de 155 mm dans l'usine de la société allemande Rheinmetall, qui produit des armes et des munitions pour chars et artillerie, en Allemagne. [REUTERS - FABIAN BIMMER]

Ce renforcement significatif du secteur de la Défense n'est toutefois pas sans obstacles. Pour relancer la production de certains systèmes, les autorités ont par exemple dû retrouver les ingénieurs et concepteurs d'origine, qui avaient parfois été affectés un peu partout dans le pays à des tâches militaires. Les obus d'artillerie de 155 mm, si importants dans ce conflit, nécessitent quant à eux des matières premières qu'il faut importer, mais aussi des licences de gouvernements ou fabricants occidentaux.

Des lignes de production étrangères

Ce dernier problème pourrait sans doute être en partie réglé par l'arrivée de fournisseurs étrangers sur le sol ukrainien. Plusieurs entreprises se sont en effet rapprochées de Kiev et ont entamé des discussions ou déjà commencé des travaux pour établir des lignes de production.

Rheinmetall, un poids lourd de l'industrie de défense allemande, et Baykar, un constructeur de drones basé en Turquie, développent ainsi actuellement des installations de production en Ukraine. Au mois de mars, Sébastien Lecornu, ministre de la Défense français, a indiqué que des négociations étaient en cours pour des partenariats similaires impliquant trois entreprises françaises spécialisées dans la fabrication de drones et d'équipements militaires.

L'Allemagne et la France ont aussi récemment révélé leur initiative conjointe sous l'égide de KNDS, un groupe industriel de défense, visant à établir une production en Ukraine pour des composants de chars et d'obusiers, avec l'objectif à long terme de produire des systèmes d'armement intégraux.

Côté américain, aucune entreprise d'armement n'a pour l'instant annoncé officiellement son intention d'ouvrir des chaînes de production en Ukraine, mais selon le New York Times, plusieurs hauts dirigeants de grands fabricants se sont rendus récemment en Ukraine pour rencontrer Oleksandr Kamychine.

L'implantation de ces usines en Ukraine représenterait quoi qu'il en soit un gain logistique significatif, les armes et les munitions ne devant plus effectuer des centaines de kilomètres avant d'arriver sur le front. Enfin, si les emplacements restent classés confidentiels, ces fabriques devraient selon toute vraisemblance être construites dans l'ouest de l'Ukraine, loin des combats, et être protégés par des systèmes de défense antiaérienne.

Course contre le temps

Si le développement de capacités de production domestiques associé à l'arrivée de fabricants étrangers sonne comme une bonne nouvelle pour Kiev, le temps reste ici le principal adversaire.

Relancer une industrie de Défense et créer de nouvelles lignes de production pourraient prendre plusieurs années, selon les experts. Or, dans le même temps, la Russie développe également ses capacités, dans des proportions qui dépassent l'anticipation de nombreux analystes.

Nous n'avons pas vu où se situe le point de rupture de la Russie

Mark Riisik, directeur adjoint du Département de planification politique du ministère estonien de la Défense

Les usines russes de production de munitions, de véhicules et d'équipements militaires tournent à plein régime, 24 heures sur 24, et les chaînes d'approvisionnement ont en grande partie réussi à s'adapter pour accéder à des composants essentiels, au mépris des sanctions internationales. Signe de cette montée en puissance, le président Vladimir Poutine a affirmé au mois de février que 520'000 nouveaux emplois avaient été créés dans le secteur. Au total, les dépenses totales de Défense avoisineraient désormais les 8% du PIB national.

Le président russe Vladimir Poutine lors d'une visite d'une usine du fabricant d'armes Uralvagonzavod, dans la ville de Nijni Taguil, dans l'Oural, le 15 février 2024. [SPUTNIK via REUTERS - Alexander Kazakov]
Le président russe Vladimir Poutine lors d'une visite d'une usine du fabricant d'armes Uralvagonzavod, dans la ville de Nijni Taguil, dans l'Oural, le 15 février 2024.  [SPUTNIK via REUTERS - Alexander Kazakov]

Ces dépenses devraient donc être les plus importantes en termes de part de PIB depuis l'URSS. Une tendance qui inquiète les analystes, comme Mark Riisik, directeur adjoint du Département de planification politique du ministère estonien de la Défense. "Nous n'avons pas vu où se situe le point de rupture de la Russie", admet-il dans une interview auprès du Guardian. L'expert s'inquiète notamment de la production d'obus, qui pourrait selon lui dépasser les quatre millions d'unités au cours des deux prochaines années.

L'effort industriel russe consiste surtout à réinjecter dans les forces des matériels anciens régénérés et rétrofités

Michel Goya, historien militaire

Dans un billet de blog du 31 mars, Michel Goya, historien militaire et ancien colonel des troupes de marine françaises, relativise toutefois les capacités de production russes. "Le véritable atout de la Russie est d'avoir conservé en stock les équipements pléthoriques de l'armée rouge (...) l'effort industriel consiste surtout à réinjecter dans les forces des matériels anciens régénérés et rétrofités (...) cela permet de limiter la réduction de masse, mais au détriment d’une qualité moyenne qui se dégrade forcément avec l’utilisation de matériels anciens et par ailleurs déjà usés", explique-t-il.

Concernant le nombre d'obus, l'expert explique que la Russie souhaite réussir à en produire 5 millions en 2024, tout en continuant à bénéficier de l'aide étrangère. "Une production importante", qui devrait lui assurer un avantage pour 2024 et sans doute pour 2025.

>> Réécouter les explications de Forum sur l'appui que l'Otan veut apporter à l'Ukraine :

L’Otan veut s’engager sur le long terme aux côtés de l’Ukraine
L’Otan veut s’engager sur le long terme aux côtés de l’Ukraine / Forum / 2 min. / le 3 avril 2024

Selon Michel Goya, "la théorie russe de la victoire" est donc de profiter de cette "légère supériorité sur le long terme" dans l'espoir d'obtenir une reddition ukrainienne avec "l'abandon par l'Ukraine des territoires conquis par les Russes et étendus sans doute au reste du Donbass, à Kharkiv et Odessa, ainsi qu'à la neutralisation de Kiev et sa sujétion politique".

"L'année 2025 est sans doute considérée comme décisive. Dans cette théorie (...) l’Ukraine à bout et insuffisamment soutenue par ses alliés ne pourrait alors que constater son impuissance et accepter sa défaite. Comme d'habitude, cette vision russe est une projection ceteris paribus, or il est probable que les choses ne resteront pas égales par ailleurs", conclut-il.

Tristan Hertig

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