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Ce vieux bateau rouillé au coeur des tensions entre la Chine et les Philippines

Un soldat philippin sur l'île de Thitu, la plus grande de l'archipel des Spratleys, source rivalités en mer de Chine méridionale. [AFP - Ritchie B. Tongo]
Ce vieux bateau rouillé au cœur des tensions entre la Chine et les Philippines / Tout un monde / 6 min. / aujourd'hui à 08:13
Pékin et Manille croisent le fer en mer de Chine du Sud. Les tensions sont vives au large des côtes philippines dans l’archipel des Spratlys. Composée de minuscules atolls, récifs et hauts-fonds, la région constitue une voie maritime commerciale et géostratégique cruciale en proie aux disputes territoriales.

"Vous naviguez dans la zone économique exclusive des Philippines, quelles sont vos intentions? Terminé". Parasité par les grésillements, le message radio reste sans réponse. Deux frégates militaires chinoises peintes aux couleurs des garde-côtes continuent d'avancer vers les bateaux philippins: ces navires escortent deux petites embarcations civiles chargées de vivres et de matériel de construction. Objectif de la mission: ravitailler le Sierra Madre, un vieux croiseur, vestige de la Deuxième Guerre mondiale, échoué sur un banc de sable.


Rapidement cernée, la flottille philippine essuie plusieurs attaques de canon à eau. La puissance des jets endommage les bâtiments et fait plusieurs blessés dont un grave. Une barque parvient finalement à se faufiler jusqu'à l'épave pour délivrer aux neuf militaires en poste la nourriture nécessaire pour les deux prochaines semaines. Rien de plus.

>> Lire : Pourquoi ce qui se joue entre la Chine et les Philippines n'est pas qu'une question militaire

"La rouille dévore le métal. Je ne pense pas qu'il en ait pour très longtemps", regrette Eduardo Santos, ancien vice-amiral de la marine des Philippines. C'est lui qui, en 1999, a pris la décision d'échouer le Sierra Madre pour créer un avant-poste militaire face à la Chine et affirmer la souveraineté de son pays.

"Il fallait une solution rapide et durable. Le navire est équipé d'un radar, idéal pour surveiller le large. L'épave est à 40 kilomètres seulement de la base chinoise. La nuit, on voit ses lumières à l'horizon."

Une base sur une île artificielle

Une base tirée des eaux par Pékin. Piste d'atterrissage, quais de débarquement, hangars militaires, radars de surveillance et quartiers d'habitations: les installations reposent sur une île artificielle posée sur le récif de Mischief. Immergé à l'état naturel, les Chinois l'occupent depuis 1995.

Le départ des Américains en 1992 a occasionné un appel d'air

Eduardo Santos, ancien vice-amiral de la marine des Philippines

"Les militaires américains étaient présents aux Philippines depuis 1945. Nous hébergions leur plus grande base navale à l'étranger. Mais leur départ en 1992 a occasionné un appel d'air. C'est à ce moment que la Chine a commencé à intensifier ses activités dans la région", déplore Eduardo Santos.

Des milices de pêcheurs chinois érigent à l'époque des cabanes sur pilotis - officiellement pour s'abriter en cas de mauvais temps. Des travaux d'aménagements débutent quatre ans plus tard malgré les protestations officielles de Manille.

Le vice-amiral Santos propose alors d'échouer un vieux navire de guerre américain sur le banc de sable le plus proche: le banc Second Thomas.

"Les Chinois n'osent pas y toucher"

Transféré à la marine philippine dans le cadre d'un programme de coopération militaire, le Sierra Madre devait être mis hors service. Il ne sera finalement jamais décommissionné et garde aujourd'hui encore, malgré son état de délabrement avancé, son statut militaire. "Les Chinois n'osent pas y toucher. S'ils attaquent l'épave, nous pourrions potentiellement invoquer le traité de défense mutuelle avec les Etats-Unis".

Entravé dans son avancée, Pékin temporise. Rapidement mobilisées depuis leur base de Mischief, les forces chinoises ont mis en place un véritable blocus. Lors de chaque opération de ravitaillement de Manille, les garde-côtes chinois repoussent brutalement les navires et s'attaquent aux embarcations transportant du matériel destiné au renforcement de l'improbable base militaire philippine.

Petit à petit, celle-ci se dissout sous l'effet de la corrosion. Le temps joue en faveur de la Chine: la disparition du Sierra Madre serait une question de mois plus que d'années. "Ce scénario serait un coup dur pour notre souveraineté", s'émeut Antonio Carpio, juge à la Cour suprême des Philippines jusqu'en 2019.

>> Lire : Pékin affirme qu'il défendra ses droits en mer de Chine méridionale

Revendications chinoises "illégitimes" pour La Haye

Le juge Carpio a personnellement porté le litige territorial devant le tribunal d'arbitrage maritime de l'ONU. Dans une retentissante décision de 2016, la Cour de La Haye avait tranché en faveur de Manille: les revendications de la Chine en mer de Chine du Sud sont illégitimes.

 Si la Chine parvient à faire de l'ensemble de la mer de Chine du Sud son lac, ce sera la mort du droit international

Antonio Carpio, juge à la Cour suprême des Philippines

Elles ne reposent sur aucune base juridique, factuelle ou historique. Un verdict ignoré depuis par Pékin au grand dam d'Antonio Carpio: "Si cette décision n'est pas appliquée, les arbitrages internationaux ne s'appliqueront nulle part ailleurs dans le monde. La justice maritime internationale s'effondrera. C'est précisément pour cette raison que ce verdict est important. Si la Chine parvient à faire de l'ensemble de la mer de Chine du Sud son lac, ce sera la mort du droit international".

Un changement de paradigme politique

Si les tensions régionales ne datent pas d'hier, elles atteignent un niveau inédit depuis une décennie. D'une part, la course contre-la-montre dans laquelle se sont engagés les Philippins s'accélère; d'autre part, la position de Manille vis-à-vis de Pékin a changé.

L'arrivée au pouvoir du président Ferdinand Marcos Jr. en 2022 a rebattu les cartes. Désireux de soigner les relations avec Pékin en échange de promesses d'investissements chinois dans le pays, son prédécesseur Rodrigo Duterte avait jeté le voile sur les tensions, restant discret sur les accrochages au large. Une complaisance à l'égard de la Chine que dénonce aujourd'hui le président Marcos.

Décidé à exposer la stratégie agressive de la Chine, le nouveau dirigeant opte pour "la transparence". Chaque incident est désormais officiellement présenté, commenté, décrié au travers d'une communication intensive. Objectif: compenser l'impuissance des Philippines en exhibant au grand jour une lutte de David contre Goliath.

Attention au dérapage

Parallèlement, Ferdinand Marcos Jr. multiplie les partenariats, renforce les alliances internationales. Problème: pour l'heure, la Chine favorise une zone grise difficile à contrer. Pékin ne recourt pas aux armes ou à sa marine. Elle se contente de blocus, de collisions contrôlées et de canons à eau.

Washington a prévenu: un naufrage ou un mort côté philippin suffirait à invoquer le traité de défense mutuelle, justifiant une intervention américaine. La ligne est donc ténue. A l'heure où les confrontations deviennent plus intenses et fréquentes, un mauvais calcul ou un dérapage accidentel pourrait mener à une confrontation militaire directe entre la Chine et les Etats-Unis. 

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Michael Peuker

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