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"Il ne faut pas laisser l’intelligence artificielle se développer sans contrôle"

Géopolitis: Intelligence artificielle, arme ultime [Keystone/imago]
Intelligence artificielle, arme ultime / Geopolitis / 26 min. / le 11 avril 2021
L’intelligence artificielle est devenue le nouveau champ de bataille des grandes puissances. A quels bouleversements faut-il nous préparer ? Le big data et les algorithmes nous emmènent-ils vers des sociétés de plus en plus totalitaires ?

"Celui qui maîtrisera le domaine de l’intelligence artificielle deviendra le maître du monde", affirmait en 2017 Vladimir Poutine. Le président russe a été parmi les premiers à exprimer les enjeux géopolitiques de ces bouleversements. Dans cette course à la toute-puissance numérique, la Chine et les États-Unis se disputent la suprématie sur le marché mondial. "Aussi bien Xi Jinping que Joe Biden savent très bien que celui qui maîtrisera l'intelligence artificielle et celui qui fera la course en tête aura un avantage compétitif stratégique majeur sur l’autre. Ce grand duel est l’évènement géopolitique pour les années à venir entre Pékin et Washington", précise d'emblée Pascal Boniface, directeur de l’IRIS et auteur de "Géopolitique de l’intelligence artificielle", invité dans Géopolitis.

Ce grand duel est l’évènement géopolitique pour les années à venir entre Pékin et Washington.

Pascal Boniface

Aux États-Unis, le marché de l’intelligence artificielle (IA) devrait peser environ 90 milliards de dollars en 2025. Si la Silicon Valley et les GAFAM dominent encore largement le monde de l'innovation, la Chine entend devenir le nouveau leader du marché en 2030. Notamment grâce à des investissements massifs ordonnés par le président Xi Jinping et une jeunesse chinoise "qui ne compte pas les heures de travail et qui veut devenir riche en contribuant ainsi à la puissance de son pays", souligne Pascal Boniface.

Face aux ambitions chinoises, les États-Unis se cabrent. Washington a ainsi tenté d’interdire l'application chinoise TikTok ou empêcher la société Huawei de développer ses activités sur le sol américain. "Un véritable aveu de faiblesse de la part des États-Unis", selon le directeur de l'IRIS. "Auparavant c’étaient les pays communistes qui interdisaient des éléments culturels occidentaux, de peur qu'ils ne pervertissent la jeunesse communiste chinoise ou soviétique". 

D’autres grandes puissances comme l'Inde ou la Russie sont également dans la course. En 2019, grâce à un décret présidentiel, le budget russe destiné à l’IA est passé de 1,3 à 6,1 milliards de dollars. Cette hausse s’inscrit dans la Stratégie nationale pour l’intelligence artificielle en Russie. Israël se positionne également  dans cette compétition mondiale. Le dernier exemple en date est le buzz mondial du site Deep Nostalgia, qui a séduit les internautes du monde entier en rendant vie à des photographies grâce à une technologie directement issue des services secrets israéliens.

Tous surveillés ?

Les systèmes d’intelligence artificielle vont profondément modifier nos existences. Pour le meilleur, ils nous aideront à guérir nos maladies, prévoir les épidémies, faire reculer la pauvreté et résoudre nos problèmes climatiques et énergétiques.  Pour le pire, ils nous conduisent vers des sociétés de la surveillance où la sphère privée se réduit comme peau de chagrin. "Il y a un contrôle social qui se met en place en Chine et on peut dire que l'Intelligence artificielle donne à certains dirigeants des pouvoirs et des droits que George Orwell n'aurait pas imaginés possibles lorsqu'il a écrit son roman 1984", s’exclame Pascal Boniface.

La Chine exporte ses technologies de surveillance dans le monde entier. En Afrique, une quinzaine de pays recourent aujourd'hui aux outils promus par Pékin. Le Zimbabwe est le premier pays en 2018 à avoir cédé toutes les données biométriques de ses citoyens à Cloudwalk, une startup chinoise. En échange, l’entreprise a un accès illimité au système de reconnaissance faciale zimbabwéen. "Il ne faut pas laisser l'intelligence artificielle se développer sans contrôle parce qu'elle peut donner le meilleur et le pire", s’inquiète Pascal Boniface. "Elle peut nous permettre de communiquer plus facilement, de pouvoir échanger, de pouvoir avoir accès à l'information, mais aussi elle pourrait être le moyen d'une société réellement totalitaire".

Emplois sacrifiés ?

L’intelligence artificielle a déjà colonisé de nombreux pans de notre quotidien. De nombreux gestes, comme déverrouiller son smartphone par reconnaissance faciale, utiliser un service de traduction automatique ou encore se repérer grâce à une application de navigation, mobilisent l'IA. Mais la robotisation croissante fait craindre un impact sur les places de travail. Selon un rapport de McKinsey, en Suisse, 30 à 40% des emplois pourraient disparaître à cause de l'intelligence artificielle.

Ce n’est pourtant pas la première révolution qui menace nos emplois. Au 18 siècle, l’invention de la machine à vapeur par Watt avait créé les pires craintes. "Chaque fois qu’il y a un progrès technique ou technologique les hommes ont peur que tout change", rappelle Pascal Boniface. Et de conclure : "La différence avec l’intelligence artificielle, c’est la rapidité et l’ampleur des nouveautés, parce que tous les secteurs du travail peuvent être concernés. Aussi bien les journalistes que les avocats, les médecins, les interprètes ou les chauffeurs de taxi (…) donc il ne faut pas être alarmistes, mais vigilants."

Pauline Walpen, Marcel Mione

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