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"La mode à bas prix est un mécanisme de drogue. Et les dealers se portent très bien."

Avec la mode jetable, nos achats de vêtements sont sans limite. Et plus les marques connaissent les mécanismes de notre cerveau, plus elles peuvent influencer nos achats.

Le documentaire "Fast fashion: les dessous de la mode à bas prix", diffusé mercredi sur RTS1, met en lumière le prix humain et environnemental de notre frénésie d’achat. De quoi nous faire passer l’envie d’acheter? Pas sûr… Des pointures du neuromarketing savent comment s’y prendre pour nous éviter d’avoir des remords.

Plus que trois articles disponibles!

On connaît bien la fameuse injonction: "plus que trois articles disponibles" qui force à prendre une décision dans l’urgence. La rareté pousse à acheter sous le coup de l’émotion et le prix, toujours plus bas, achève de nous convaincre. Fabriquer peu et pas cher pour donner envie d’acheter beaucoup: voilà comment la fast fashion -la mode jetable- sollicite notre circuit de la récompense.

Applis conçues pour nous rendre accros

"Les réseaux sociaux comme Instagram suppriment tous les points de friction qui pourraient vous faire réfléchir et refuser d’acheter. Les firmes qui ont créé ces applications ont embauché des pointures en informatique, mais aussi en psychologie et en neurosciences pour déclencher une réponse émotionnelle forte", observe Alex Genevski, spécialiste du cerveau, de l’acte d’achat et du neuromarketing à l’Université Erasmus de Rotterdam. "Notamment, la réponse dopaminergique du cerveau va rendre l’expérience addictive et donner aux gens l’envie de revenir et d’utiliser l’appli, encore et encore."

Les influenceurs remplacent la publicité traditionnelle

"C’est sûr qu’on vend! Et les marques ont toujours plus de budget à nous consacrer", explique Camille Callen alias Noholita, influenceuse interrogée dans le documentaire. La fast fashion délaisse la publicité traditionnelle devenue trop chère et pas assez ciblée. A la place, les marques font appel aux influenceurs et influenceuses et mettent en place un marketing beaucoup plus efficace.

"L’application Instagram nous a permis de mettre des liens pour chaque vêtement ou accessoire que l’on porte. Les gens n’ont plus qu’à cliquer et se retrouvent sur le site marchand", poursuit Camille Callen. "Je suis rémunérée sur le pourcentage de ventes qui sont faites via mes liens." Pour une simple vidéo, l’influenceuse peut toucher 5000 euros.

Des drogués de la nouveauté

Chaque année, en Europe, 4 millions de tonnes de textiles finissent à la poubelle. Depuis l'an 2000, la quantité de vêtements achetés a pratiquement doublé.

Au milieu du siècle passé, l’habillement représentait un tiers du budget des ménages. Aujourd’hui, c’est à peine 5%. Les coûts de production ont chuté et grâce à la "fast fashion", on peut renouveler constamment sa garde-robe.

Pour le professeur de philosophie Gilles Lipovetsky, "on est des drogués de la nouveauté. Nous ne supportons plus la répétition parce que la tradition n’est plus légitime. Nous avons besoin de nouveauté pour nous sentir vivre et chasser l’ennui." Pendant des millénaires, nous avons vécu dans la répétition. Les enfants mangeaient, dansaient, s’habillaient comme leurs parents sans que cela pose de problème. "On nous a inoculé le virus de la nouveauté", conclut Gilles Lipovetsky.

"Le vêtement le plus durable, c'est celui qu'on n'achètera pas",
Géraldine Viret de l'ONG Public Eye

Fast Fashion
Docu réactions "Fast Fashion: les dessous de la mode à bas prix" (2) / Docu réactions / 7 min. / le 2 mars 2021

Des dealers et des consommateurs

Nous passons entre deux et trois heures par jour sur notre téléphone. Un utilisateur sur deux possède une application de shopping. Et aujourd’hui, il n’est pas rare qu’un vêtement soit porté qu’une seule fois. "Les gens achètent des quantités phénoménales, j’ai envie de dire: mais vous les portez quand?" s'exclame Laurent Raoul, professeur à l’Institut Français de la Mode. "On est dans la même logique que pour la drogue. Est-ce qu’il y a des consommateurs parce qu’il y a des dealers ou est-ce l’inverse? Qui faut-il incriminer? On est dans ce mécanisme et pour l’instant les dealers se portent très bien", ironise Laurent Raoul.

Près de la moitié des publications d’Instagram sont consacrées à la mode et à la beauté. "Le consommateur typique de fast fashion est jeune et connecté. Il se sent constamment observé. Les utilisateurs des réseaux sociaux vous épient. Vous ne pouvez pas être vu deux fois dans la même tenue", observe Nikolay Anguelov, professeur d’économie à l’Université du Massachusetts à Darthmouth.

12 euros la robe… mais à quel prix ?

Inditex, propriétaire de Zara, le leader mondial de la fast fashion et les nouveaux patrons de l’ultra fast fashion comme les marques "PrettyLittleThing" et "Boohoo" pèsent des milliards. Peu nombreux mais très puissants, ils sont au sommet d’une pyramide de sous-traitance en cascade.

"Une poignée de marques très influentes passent des commandes à une foule de sous-traitants qui courent après de petites commandes tous les jours. Cela génère beaucoup de concurrence et fait chuter les prix", explique Nikolaus Hammer, chercheur et spécialiste du monde du travail à l’Université de Leicester. "Les sous-traitants sont obligés de prendre toutes les commandes. Même s’ils n’ont pas la capacité d’y répondre." Ces ateliers n’ont d’autre choix que de sous-traiter, à leur tour, le travail à un deuxième atelier, puis à un troisième. A chaque fois, les conditions de travail se détériorent. Même en plein cœur de l’Angleterre, comme le démontre le documentaire.

Résister même si c’est bon marché

En Suisse, l’association Public Eye enquête depuis plusieurs années sur l’industrie du textile. En 2019, l’association a décortiqué la chaîne de fabrication d’un pullover ZARA de la collection "Join Life" censée être un modèle de durabilité jusque dans les usines en Turquie. Leur enquête a révélé que la pression sur les prix auprès des fournisseurs est telle que ce sont finalement les ouvriers et les ouvrières qui paient le prix fort pour permettre à Inditex, propriétaire de Zara, d’engranger de juteux bénéfices.

"Nos achats compulsifs ne sont pas anodins. Il faut informer le consommateur et lui rappeler son rôle central dans la chaîne de responsabilité. J’ai envie de dire aux gens: résistez avant d’acheter même si c’est bon marché! Demandez-vous si vous avez vraiment besoin de ce nouveau vêtement. Mais ce serait illusoire de ne compter que sur cette prise de conscience pour inverser la tendance. Seule une intervention des Etats pour exiger des chaînes d’approvisionnement responsables peut amorcer un changement décisif", constate Géraldine Viret, porte-parole de Public Eye.

Les documentaires RTS, Muriel Reichenbach

Le documentaire "Fast fashion: les dessous de la mode à bas prix" de Gilles Bovon et Edouard Perrin, est visible sur Play.rts jusqu’au 20 mars 2020.

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Quatre questions à Edouard Perrin, coauteur de "Fast fashion: les dessous de la mode à bas prix"

En pleine interview d’Umar Kamani, fondateur de la marque «PrettyLittleThing », vous vous êtes fait mettre dehors «manu militari » par ses gardes du corps, pourquoi ?

Nous avions demandé un rendez-vous avec Umar Kamani et cela nous avait été refusé. Nous nous sommes donc rendus à l’inauguration de leur boutique parisienne et avons pu le rencontrer au moment de la promotion de l’enseigne. C’était en janvier 2020. Je lui ai alors demandé comment il s’y prenait pour produire une robe et la vendre 12 euros. Il a refusé de répondre. Je lui ai dit que nous savions que la robe avait été produite en Angleterre par des ouvriers payés moins de la moitié du salaire minimum. Il a appelé ses gardes du corps qui nous ont mis dehors. Ils voulaient récupérer l’enregistrement. Heureusement, nous étions dans un quartier à forte présence policière, pas très loin de l’ambassade américaine. J’ai crié «Police!», ça a créé une diversion et mon cameraman en a profité pour s’enfuir. Quand on voit comment ces personnes nous ont traités pour une simple question, on imagine ce que ça que doit signifier de faire des affaires avec elles…»

Quel a été le point de départ de cette enquête ?

En 2013, l’effondrement de l’usine de textile du Rana Plazza au Bangladesh, avec 1138 morts et 2500 blessés, a révélé la face cachée de l’univers de la mode. Depuis, les reportages se sont multipliés, les entreprises ont annoncé des changements. La réalité, c’est que les choses ont empiré. Avec les applications de shopping, on a réduit les points de frictions entre l’envie d’acheter et le débit de votre carte de crédit. Il n’y a plus de «remord du consommateur», ce sentiment qui nous faisait culpabiliser d’avoir dépensé trop ou inutilement. Les prix toujours plus bas font le reste. Résultat: la demande explose. Avec la pandémie, la vente en ligne poursuit sa croissance. Par exemple, Zara, qui a fermé plusieurs de ses boutiques, réoriente son commerce sur internet.

Le constat de votre enquête est sombre. Malgré les scandales, les consommateurs poursuivent leur frénésie d’achat. La pollution et la précarité des ouvriers et ouvrières ne cessent d’augmenter. Va-t-on dans le mur ?

On est dans le mur. Notre enquête a pour but d’informer. J’espère que cela fera réfléchir avant d’acheter. Avons-nous vraiment besoin de ce vêtement? Et cela vaut pour beaucoup de domaines. On surproduit car on achète des choses dont on n’a pas besoin.

L’autre élément important à rappeler aux gens et je l’ai moi-même découvert en faisant l’enquête, c’est que la fabrication d’un vêtement est une succession de transformations chimiques, d’utilisation de teintures. Comment nos vêtements ne perdent pas leurs couleurs après trois lavages ? On ne se pose pas la question et on ignore à quel point la fabrication de nos habits est un désastre pour l’environnement.

La mode durable n’existe donc pas?

Pas avec les technologies actuelles et dans un contexte de surproduction. Et le drame, c’est qu’en France et en Allemagne, cette surproduction est en train d’étouffer les filières de recyclage et de seconde main. Aujourd’hui, c’est un déluge de vêtements issus de la fast fashion qui arrive en masse dans les entrepôts de collectes. Mais à peine 1% des vêtements donnés peut être revalorisé.