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Les marges spectaculaires des grands distributeurs Coop et Migros 

Migros, Coop: enquête sur les marges de la grande distribution.
Migros, Coop: enquête sur les marges de la grande distribution / A bon entendeur / 52 min. / le 10 octobre 2023
L’inflation frappe le porte-monnaie des Suisses et Suissesses depuis des mois. Dans ce contexte, la RTS a enquêté sur les marges de la grande distribution sur les produits alimentaires. Résultat: des aliments vendus 50%, 80% voire 110% plus cher que ce qu’ils sont payés aux producteurs.

Trois francs et quarante centimes: c’est ce que vous avez payé pour un kilo de courgettes suisses en juillet dernier, si vous avez fait vos courses dans une Coop genevoise. Sur ce montant, 1,50 franc est allé chez le distributeur, soit une marge brute de 79% - celle-ci étant comprise comme la différence entre le prix payé par le distributeur pour acheter la marchandise, et le prix final payé par le consommateur en magasin.

Une enquête menée pendant plusieurs mois par l’émission "A Bon Entendeur" de la RTS (dès 20h10 sur RTS 1) révèle des écarts de prix parfois vertigineux entre les prix payés par Coop et Migros et les prix affichés en rayon. Des centaines de relevés de prix et de nombreuses informations fournies par des acteurs du marché sous couvert d’anonymat permettent de lever le voile sur des chiffres gardés secrets par les deux géants orange, et dont les agriculteurs osent rarement parler. "Essayez de vous mettre à la place du paysan qui est souvent isolé, qui a peu de pouvoir, qui est seul face à un duopole qui a la main mise sur toute notre alimentation. S'élever contre ce duopole et oser afficher ses prix, c'est difficile", explique Vanessa Renfer, éleveuse et secrétaire syndicale Uniterre.

>> Lire aussi : Les grosses marges de Coop et Migros sur les produits laitiers font réagir

Producteur de porc dans les chiffres rouges

Jean-Marc Nicolet fait partie des rares producteurs travaillant avec la grande distribution qui s’expriment ouvertement. Eleveur de porcs aux Verrières, dans les montagnes neuchâteloises, sa situation financière est critique. "En 2022, pour la première fois, je suis en négatif, ça me fait chier", tonne-t-il. "On passe des heures dans nos élevages, on vient la nuit charger les cochons. Tout travail mérite salaire. Les frais généraux n'ont pas baissé, l'électricité a augmenté, l'aliment a augmenté. J'ai perdu 22'000 francs tous frais déduits sur 2022", détaille-t-il.

En mars dernier, l'abattoir payait ses porcs 3,20 francs le kilo. Pour pouvoir dégager un revenu, Jean-Marc Nicolet estime que ce prix devrait atteindre 4,50 francs. En cause, notamment, un marché déséquilibré puisque l’offre dépasse actuellement la demande. Comme d’autres, Jean-Marc Nicolet dénonce toutefois le rôle de Coop et Migros. Les géants oranges pèsent en effet de tout leur poids dans une commission qui fixe les prix avec les éleveurs. Ensemble, ils constituent le principal débouché pour la viande suisse et possèdent les deux principaux transformateurs: Micarna appartient à Migros tandis que Coop est l’actionnaire majoritaire de Bell.

>> Le sujet du 19h30 sur l'enquête d'ABE :

Une enquête d’ABE lève le voile sur les marges de la grande distribution. Exemple plus de 247% de marge sur la viande de porc
Une enquête d’ABE lève le voile sur les marges de la grande distribution. Exemple plus de 247% de marge sur la viande de porc / 19h30 / 2 min. / le 10 octobre 2023

Un cochon revendu plus de trois fois plus cher

Afin de documenter la marge cumulée des deux distributeurs et de leurs filiales respectives, les prix de tous les morceaux de porc des assortiments de Coop et Migros ont été relevés. Avec l’aide de spécialistes, ces éléments ont été assemblés et cumulés comme les pièces d’un grand puzzle. Résultat de l’opération: si, en mars dernier, les éleveurs touchaient en moyenne 287 francs par porc, les grands distributeurs pouvaient en revendre les morceaux pour un montant minimum de 1000 francs, soit 3,5 fois plus.

Des résultats qui n'ont pas surpris Mathias Binswanger, professeur d'économie à la HES Nord-Ouest et auteur d’une étude sur la viande suisse. "Il faut savoir que c'est un marché qui fonctionne sous forme de cycle, avec de grandes variations. Parfois l'offre est surabondante et fait plonger les prix. Ces mêmes prix remontent ensuite pour quelques années", explique-t-il. "Actuellement, nous sommes dans une période où le prix est relativement faible. Mais traditionnellement sur ce marché du porc, le prix payé aux éleveurs est faible et la marge de Migros et Coop élevée."

Marges record sur la viande bio

Son étude a d'ailleurs montré des marges plus importantes encore sur la viande bio. "Migros et Coop paient un prix plus élevé aux producteurs de viande bio, afin de rétribuer les conditions particulières de ces élevages de porc. Mais ils augmentent bien plus encore les prix demandés aux consommateurs. Avec pour conséquence des marges encore plus élevées pour les distributeurs."

"Avec la baisse de la consommation, le porc a une situation particulière: on ne peut pas forcer la clientèle à manger du cochon", commente Tristan Cerf, porte-parole de la Migros. "Il y a une transformation industrielle énorme et toute une gestion d’un produit qui ne va pas pouvoir se vendre en entier. Notamment dans le bio, il y a toute une partie du cochon qui ne peut pas être vendue en bio parce que ça ne se vend pas en bio."

Par écrit, Coop répond pour sa part que les chiffres avancés ne sont pas corrects et que la marge indiquée est "bien trop élevée". Elle précise: "Les coûts supplémentaires pour les étapes de production chez Bell, en particulier pour la viande de porc transformée, ne sont pas pris en compte."

Poisson vendu deux fois plus cher

Depuis quelques années, l'élevage de poissons et de crustacés se développe et se diversifie en Suisse: truites, perches, esturgeons, crevettes, ou même saumons sont élevés de manière industrielle. En 2019, ces poissons représentaient 2100 tonnes, soit plus du double de ce qui est pêché dans nos lacs. Et là encore, les marges des distributeurs interpellent. Le 1er septembre, des filets de perche suisses d’élevage coûtaient 88,50 francs à la Coop de Genève, 85 francs à la Migros. L’émission "A Bon Entendeur" a réussi à identifier le prix auquel les deux distributeurs ont acheté ces poissons la même semaine, en filet et en vrac. Résultat: sur chaque kilo vendu, la marge brute de la Coop atteint 38,50 francs, tandis que celle de Migros Genève atteint 45 francs. Autrement dit: quand un client achète ce produit, plus de la moitié de ce qu’il débourse va à la Migros.

Selon le président de l'Association suisse d'aquaculture, David Morard, ces marges sont usuelles dans ce secteur. "Entre le prix du producteur et le prix de la grande distribution, on a un multiple de deux, donc 100% de marge", explique-t-il. Il ajoute: "La truite bio par exemple est payée 27 francs le kilo aux producteurs, elle est vendue 60 francs à l'étal." Pour lui, ces marges ont augmenté ces dernières années. Et là aussi, Migros et Coop sont incontournables, notamment par l’intermédiaire de leurs filiales respectives: Micarna encore pour la Migros et Bell Seafood pour la Coop.

A propos du prix des filets de perche achetés à Migros Genève, l’entreprise répond: "Nous nous situons à un prix généralement inférieur à notre principal concurrent, mais nous cherchons activement à améliorer notre pricing et pensons aboutir tout prochainement à une solution au profit de la clientèle".

Cette politique tarifaire a un impact direct sur les éleveurs. Car qui dit marges élevées, dit prix élevés en magasin. Pas de quoi inciter les consommateurs à acheter des filets de perches suisses. "Ça met tout simplement en danger la production suisse", explique David Morard. "89 francs le kilo de filet de perche c'est élevé, le poisson se vendra difficilement. »

Coop à nouveau estime par écrit que les montants avancés par la RTS sont incorrects et que les marges calculées sont trop élevées.

Marges en yoyo sur les légumes

Du côté des légumes, les marges brutes ont été analysées entre la mi-juin et la fin août sur les tomates-grappes, les courgettes et les aubergines suisses. Une série de relevés a permis de mettre au jour des marges oscillant entre 20% et 79% (voir graphique). Exemple avec des aubergines de la Migros sur lesquelles la marge observée atteint 52%. Quant aux tomates grappes, celle-ci grimpe jusqu’à 60% à la Coop.

Interpellé, Tristan Cerf détaille la ventilation de la marge brute de Migros sur les légumes: "Sur un produit vendu 2 francs, qui est acheté 1 franc au producteur, il y a 1 franc de marge. Dans ce franc, il y a 50 centimes de coûts du magasin (salaires, conditions de travail équitables, électricité, loyers, etc.), 20 centimes de frais de marketing de centrale (par exemple des annonces dans Migros Magazine), 2 centimes de pourcent culturel (…), 4 centimes de programme cumulus, des taxes… à la fin on arrive à 2 centimes de bénéfices. Vous pouvez donc dire que Migros se met 2 centimes dans la poche".

Coop souligne de son côté par écrit le nombre de manipulations nécessaires entre l’achat des légumes au producteur et leur mise en vente: "Une seule aubergine passe entre une vingtaine de mains avant d'être mise en vente en magasin. Toutes ces étapes génèrent des coûts. De plus, entre le prix d'achat et le prix de vente, il faut ajouter les frais de personnel de nos points de vente, les loyers de nos espaces de vente, les coûts informatiques du système de commande et de caisse, ainsi que les frais d'exploitation correspondant à l'administration, à l'énergie et à l'entretien de nos points de vente, sans oublier les taxes, impôts et autres frais financiers."

Marges plus élevées sur le bio

Migros a accepté de dévoiler ses chiffres concernant un légume bio: l'oignon. Sur ce légume, elle réalise 4 fois plus de marge brute sur le bio. Concrètement, en mars, le géant orange vendait ses oignons conventionnels en filet de 1 kilo 1,75 franc, alors qu’elle les avait achetés 1,32 franc… Soit 43 centimes de marge.

Les oignons bio étaient eux proposés à 5 francs le kilo, alors que Migros les avait payé 3,40 francs. La marge atteignait donc 1,60 franc soit 4 fois plus que le montant empoché pour les oignons traditionnels.

Valérie Demierre, Régis Migy, Raphaëlle Fivaz, Linda Bourget

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Des alliances pour faire pression sur les produits de marque

Une fois par année, les distributeurs négocient les prix auxquels ils achètent les produits de marque. Des discussions âpres là aussi. Daniel Bloch est à la tête de l'entreprise familiale qui produit le célèbre Ragusa et le Torino à Courtelary. Pour lui, le duopole est incontournable, car 80% de sa production est vendue en Suisse.

"Nos clients, c'est Coop, Denner, la Migros. Ils veulent avoir des prix attrayants, et nous on doit essayer de maintenir nos prix, notre politique de prix, et de ne pas être en permanence en promotion", explique-t-il. "On est dans le même lit, et la couverture ne devient pas plus grande. Ce n'est pas nous qui tirons la couverture vers nous. On le sait, on doit essayer d'en garder une partie".

Les négociations ne sont pas faciles non plus avec les géants de l’alimentation comme Nestlé, Mars ou Coca-Cola, car pour avoir plus de poids, Coop et Migros ont chacun rejoint une alliance de distributeurs européens. Coop est membre d'Agecore, qui réunit des distributeurs belges, italien et espagnol. Migros a rejoint Epic Partners il y a deux ans, une alliance géante qui réunit des supermarchés allemand, suédois, norvégien, français, néerlandais, italien, portugais et polonais. Un poids phénoménal et un principe simple: plus l’alliance réunit de supermarchés, plus grandes seront les quantités commandées. Les prix des produits de marque pourront ainsi être négociés avec plus de pression.

Réunis en alliance, la force de contrainte des distributeurs est maximale, même les multinationales ne font pas toujours le poids. Nestlé l'a expérimenté en février 2018. Coop et les autres membres de l'alliance Agecore lui réclament des prix plus bas, sans succès. Les membres d'Agecore coordonnent alors le retrait de leurs rayons de 150 produits Nestlé. A l'échelle de cette alliance de supermarchés, ce sont 2 milliards de chiffre d'affaires menacés pour Nestlé. Le géant veveysan tient deux mois, plus plie. L'alliance a aussi usé de tout son poids pour contraindre Mars, Red Bull et Heineken.

C'est Fabrice Zumbrunnen, désormais ex-patron de la Migros, qui a décidé de rejoindre Epic Partner. Lors de sa dernière interview, à la fin mars, il expliquait les raisons de ce choix: "Cette alliance nous permet d'avoir un poids plus fort au niveau européen. Si la Migros est grande au niveau helvétique, elle est toute petite à l'échelle européenne. On a besoin de ces partenariats pour dialoguer d'égal à égal avec des groupes extrêmement puissants, qui ont des marges beaucoup plus élevées que celles du commerce de détail."

Peser sur les prix des produits de marque a-t-il permis de faire baisser les prix ? "Oui, ils ont baissé, mais cet effet a été compensé par la forte augmentation des coûts auquel tout le monde a été confronté", précise Fabrice Zumbrunnen. "Nous avons également eu des conflits avec certains fabricants. Nous avions estimé que l'augmentation des coûts qu'ils demandaient n'était pas raisonnable."

A Bruxelles, l’association AIM défend 2500 marques internationales, comme Kellogs’, Mars, Red Bull, ou Coca Cola. Laurent Cenatiempo, responsable de la concurrence au sein de cette association, estime qu'Epic Partners et Agecore ne sont pas simplement des centrales d'achat regroupées: "Ce sont là deux alliances parmi les plus puissantes, celles qui causent le plus de problème aux marques, qui ont le plus de pouvoir de négociation. Ces alliances gardiennes expliquent aux marques qu'elles ont des membres, que si elles veulent signer un accord de fourniture il faudra d'abord signer un accord de service avec eux. Elles promettent de faire de la mise en relation, de coordonner des actions de promotion. Sauf qu'il n'y a rien de précis. C'est une façade pour dire, on est un petit club, si vous voulez avoir accès au club il faut payer des frais d'inscription".

Agecore et Epic Partners sont toutes deux basées en Suisse, mais aucune n’a répondu aux sollicitations de la RTS. Dans ce rapport de force, dans ce climat d'opacité où les principaux concernés ne parlent pas, difficile de déterminer à qui profitent ces alliances. Stefan Meierhans, surveillant fédéral des prix, est sceptique. "Se réunir pour avoir des conditions d'achats plus attrayantes au niveau européen, c'est bien mais la question principale est: est-ce que ces bénéfices arrivent aussi auprès du consommateur final? Je ne suis pas convaincu."

Bientôt un observatoire des marges ?

Interviewé sur les résultats de cette enquête, le président du Conseil d’Etat valaisan Christophe Darbellay ne mâche pas ses mots. "Il y a un vrai problème, on voit ces dernières années un développement qui n’est pas favorable. D’un côté on a une diminution des prix à la production, de l’autre une augmentation des prix que le consommateur paie, tandis que la marge de l’intermédiaire ou de la grande distribution ne cesse de croître, c’est une situation assez choquante", estime le conseiller d’Etat à la tête, entre autres, du service de l’agriculture de son canton.

Selon le politicien, l’enjeu est de taille: "Le risque avec cette situation dans laquelle la rentabilité ne cesse de diminuer pour l’agriculteur, c’est un risque de disparition de l’agriculture, d’avoir une sécurité alimentaire de plus en plus fragile et de remplacer les produits suisses par des produits étrangers."

Et le représentant du Centre d’appeler à plus de transparence et à la création d’un observatoire des marges au niveau national. Un projet actuellement débattu à Berne à la suite d’une intervention de la conseillère nationale Isabelle Pasquier-Eichenberger (Les Vert-e-s/GE). Soutenue par la gauche, le centre et la droite, celle-ci propose un mécanisme d’observation des marges, dont l’un des objectifs serait de contraindre les distributeurs à ouvrir leur comptabilité.

Pour la Fédération romande des consommateurs, qui a participé à la rédaction de cette initiative, c'est un outil essentiel. "Le manque de transparence en général génère une asymétrie de pouvoir", précise Jean Busché, responsable économie à la Fédération romande des consommateurs (FRC). "Le seul moyen d'insuffler un peu de transparence, c'est de contraindre ces géants à commencer à jouer le jeu de la transparence. L'alimentation n'est pas composée de biens comme les autres, ce sont des biens nécessaires. Le secret commercial devrait peser un peu moins lourd dans la balance."  Un observatoire des marges et des prix existe depuis 20 ans en France. Cette initiative pourrait être soumise au Parlement durant la session d'hiver.