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"Le complotisme est une arme politique"

Géopolitis: Théories du complot [RTS]
Théories du complot / Geopolitis / 26 min. / le 13 décembre 2020
L'épidémie de coronavirus a donné naissance à une prolifération de thèses complotistes. Ces théories sont le signe d'une importante crise de confiance envers les gouvernements, les médias et les scientifiques. Mais elles peuvent aussi devenir de redoutables instruments politiques.

Le Covid-19 aurait été volontairement fabriqué pour permettre à l'industrie pharmaceutique d'engranger des bénéfices pharamineux. Bill Gates voudrait profiter de la vaccination contre le virus pour implanter des puces électroniques et contrôler la population mondiale. Ce sont quelques exemples des thèses conspirationnistes qui se multiplient sur internet et les réseaux sociaux depuis que le coronavirus s'est propagé à travers le monde.

"A chaque fois qu’il y a un gros choc dans l'opinion publique, que ce soit un choc symbolique ou émotionnel, le conspirationnisme vient apporter une espèce de 'plus-value' parce qu'il donne un logiciel explicatif à ce qui nous traumatise, à ce qui nous fait mal, à ce qu'on ne comprend pas", explique Marie Peltier, chercheuse et professeure à l'Institut supérieur de pédagogie de Bruxelles.

Une "caisse de résonance" pour le complotisme

Invitée de l'émission Géopolitis, elle souligne que si l'épidémie du Covid-19 a stimulé ces théories, elle ne les a pas créées. "Il y a tout un imaginaire de la défiance à l'égard de ce qui est perçu comme la parole d'autorité - la parole politique, médiatique, scientifique - qui est déjà très bien installé dans les opinions publiques", explique Marie Peltier. "La crise du Covid est un traumatisme collectif qui rend cette parole pseudo-alternative encore plus audible, qui lui offre une caisse de résonance."

Il y a tout un imaginaire de la défiance à l'égard de ce qui est perçu comme la parole d'autorité.

Marie Peltier

Mais les erreurs commises par les autorités politiques dans la gestion de la crise sanitaire ont aussi alimenté ces théories: le manque de préparation des gouvernements face à l'épidémie, les messages contradictoires sur le port du masque ont renforcé cette défiance. La communauté scientifique aussi a fait des erreurs. Même la prestigieuse revue Lancet, par exemple, avait dû retirer en juin dernier une étude sur l'hydroxychloroquine, dont la méthodologie et les données étaient incorrectes. Selon Marie Peltier, "il ne s'agit pas du tout d'évincer la critique, mais je pense que ce n'est pas juste de faire de ces erreurs politiques la cause du conspirationnisme. C'est une simplification d'analyse car la défiance était présente en amont."

Désigner des coupables

Les théories du complot tentent souvent de désigner des coupables, comme Bill Gates, troisième homme le plus riche du monde, la Franc-maçonnerie ou encore le World Economic Forum de Davos, accusés de profiter de la crise actuelle. Et c'est peut-être ce qui explique leur succès. "Même si c’est un leurre, le conspirationnisme s'attache beaucoup à essayer de soi-disant renverser les logiques de domination, explique Marie Peltier, et donc de discréditer les 'dominants'."

Pour cette historienne, auteure de "L'ère du complotisme", il ne faut pas oublier que les théories complotistes sont aussi des outils, utilisés par des acteurs idéologiques. "Historiquement, le conspirationnisme est quand même très fortement lié à l'histoire de l'extrême droite", souligne Marie Peltier. "Mais aussi à certains groupes de la gauche radicale ou à des acteurs de propagande de régimes autoritaires."

Un outil pour les États

Lors de la campagne présidentielle américaine de 2016, la Russie a été accusée d'avoir promu et disséminé des théories complotistes sur les réseaux sociaux pour influencer le résultat du scrutin. Mais d'autres gouvernements surfent aussi sur le succès des thèses conspirationnistes pour promouvoir leurs intérêts.

Au début de la pandémie, la Chine a relayé une théorie selon laquelle le virus, identifié pour la première fois dans la ville de Wuhan, aurait en fait été importé dans le pays par les États-Unis. Ce seraient des athlètes de l'armée américaine venus à Wuhan pour participer aux Jeux militaires mondiaux qui l'auraient introduit dans le pays. De leur côté, Donald Trump et son secrétaire d'État, Mike Pompeo, ont assuré ce printemps avoir des preuves que le virus proviendrait d'un laboratoire de haute sécurité situé à Wuhan. Mais l’administration américaine ne les a jamais dévoilées.

"Le complotisme est une arme politique qui est utilisée aussi par les gouvernements pour s'attaquer, pour se discréditer, pour prendre le pouvoir", analyse Marie Peltier. "Ce n'est pas du tout une arme de dominés, mais c'est une arme qui au final sert les dominants, les grandes puissances." C’est dangereux pour le fonctionnement du système international mais aussi pour l’évolution de la démocratie, selon l'historienne, qui souligne que l'on ne prend pas encore la mesure de ce danger.

Marie Peltier s'inquiète de la polarisation extrême des opinions, par exemple, dans la société américaine mais aussi de plus en plus en Europe: "On ne se croit plus. C'est une crise très profonde de confiance dans la possibilité de vivre en société."

Elsa Anghinolfi

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