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Les connexions suisses d'un oligarque russe arrêté pour détournement de fonds

L'arrestation de l'oligarque "genevois" a fait les titres des journaux télévisés russes.
L'arrestation de l'oligarque "genevois" a fait les titres des journaux télévisés russes.
Accusé de détournement de fonds publics, un oligarque russe a récemment été arrêté près de Moscou. Une galaxie de sociétés et des dossiers de l'homme d'affaires sont gérés depuis la Suisse et le relient à un proche de Vladimir Poutine.

Le 20 octobre dernier, les forces de sécurité russes sont intervenues en nombre dans une banlieue cossue de Moscou. Leur objectif: Sergey Maslov, un homme d’affaires et - notamment - ancien président de succursales de Lukoil, le géant russe du pétrole.

Interpellé dans son luxueux manoir, l’homme, à la tête d'une entreprise publique de développement active dans l’Oural, est accusé selon le ministère russe de l'Intérieur d’avoir détourné avec des complices au moins un milliard de roubles (16 millions de francs) de l’établissement étatique vers des comptes offshore.

La Suisse comme base arrière

La gestion offshore est particulièrement appréciée par l'oligarque, tout comme la Suisse, qui lui sert en partie de base arrière opérationnelle. Sergey Maslov s’est officiellement installé à Genève il y a environ 25 ans et a obtenu un permis C, encore renouvelé en 2014. Un document censé impliquer une domiciliation réelle dans le canton.

Selon les informations obtenues par la RTS, l’homme n’a été qu’occasionnellement de passage dans la région ces dernières années et vivait plutôt dans sa propriété moscovite, dont les images prises suite à son interpellation ont été diffusées par les médias russes:

La demeure du ministre russe de l'Economie Alexeï Oulioukaïev, soupçonné de corruption et arrêté
La demeure de Sergey Maslov, en banlieue de Moscou / Info en vidéos / 43 sec. / le 17 novembre 2016

Dans son sillage, Sergey Maslov a laissé une collection de sociétés et de relations d’affaires en Suisse, parmi lesquelles SVM Holding SA. Cette société luxembourgeoise - déjà évoquée par la RTS pour le financement de bateaux affrétés sur la route du pont maritime russe en Syrie et en Crimée – est administrée depuis 2011 par l’avocat genevois Michel Barbey, qui indique avoir été chargé de sa restructuration.

L’avocat est également depuis 2015 l’unique administrateur de EC Holdings SA, une société genevoise enregistrée à la rue du Rhône qui, explique-t-il, a été "créée lors de l’arrivée de mon client en Suisse en vue de l’obtention de son permis. Celui-ci a ultérieurement regroupé ses différentes participations dans des sociétés commerciales au sein de SVM Holding SA". Le précédent administrateur de SVM Holding SA et EC Holdings était déjà un avocat de la place.

UBS, Notenstein: des banques suisses concernées

Ces sociétés intriguent, y compris parmi les banques suisses qui comptent directement ou indirectement l’oligarque comme client. Selon la RTS, UBS, qui traite avec EC Holdings, a exigé des compléments d’information. La banque a en particulier demandé "un état de fortune détaillé de Sergey Maslov", ainsi que des informations sur "son état de personne exposée politiquement (PEP)".

UBS n’est pas l’unique établissement bancaire helvétique concerné par les affaires de l’oligarque. Un compte détenu auprès de la banque privée Notenstein, à Saint-Gall, a servi à financer l’achat des deux navires qui se sont rendus en Syrie et en Crimée.

Un autre compte, toujours chez Notenstein, mais cette fois ouvert au nom d’une société enregistrée dans les Iles Vierges britanniques - Julesburg Corp - est mentionné dans le contrat d’aménagement d’un yacht de 71 mètres. Selon les documents obtenus par la RTS, Julesburg Corp est détenue par Sergey Maslov et une autre société écran chypriote. Cette dernière – Ekati Trading - est citée dans un rapport de l'ONU mis en ligne par Wikileaks pour avoir bénéficié de fonds détournés du programme "Pétrole contre nourriture".

Des millions pour une PME suisse

Les fonds de l’oligarque ne se sont pas uniquement déplacés entre des juridictions offshores. Des millions ont également été investis dans l’économie suisse.

Parmi les sociétés détenues par SVM Holding SA: MW Mineralwasser AG, une entreprise installée dans le village saint-gallois de Mels et qui disposait d’une concession communale pour l’exploitation d’une source d’eau minérale. Depuis sa reprise par l'investisseur russe, cette société n’a jamais connu de production significative et des recits d'anciens employés font état d'une gestion mouvementée et inneficace.

Selon un rapport d’un consultant chargé d’analyser le fonctionnement de la société d’eau minérale, les autorités locales craignaient même que le propriétaire ne se serve de cette entreprise pour blanchir de l’argent. "La société n’a ni production, ni revenus, ni positionnement sur le marché", écrivait le rapporteur en mars 2011.

Cette situation commerciale périlleuse n’a pas empêché l’investisseur russe de vouloir continuer l’aventure. "Malgré les circonstances, je veux aller de l’avant dans la production et la distribution de l’eau", a-t-il répondu au consultant qui lui recommandait d'abandonner toute relance de la production, annoncée comme un futur échec.

Durant les années précédentes, la société a été maintenue à flot grâce à l'injection de liquidités. Selon le rapport financier 2010 de SVM Holding SA - le dernier publié au registre luxembourgeois - près de 32 millions de francs ont été investis dans la société saint-galloise par ses propriétaires.

En affaires avec un proche de Poutine

Fin 2011, MW Mineralwasser AG a été rebaptisée Aquanika, un nom partagé avec une société russe d’embouteillement précédemment détenue par Sergey Maslov. A la même période, cette "grande sœur" russe est passée sous contrôle du Groupe Volga, qui gère les actifs du milliardaire Gennady Timchenko, réputé pour sa proximité avec le président russe Vladimir Poutine. Aquanika en Russie fournit entre autres la compagnie aérienne Aeroflot. Comme toutes les sociétés détenues par Gennady Timchenko, Aquanika Russie a été placée sur la liste noire américaine en 2014.

Gennady Timchenko a injecté via Volga plus de 63 millions de dollars dans SVM Holding SA, la structure de Sergey Maslov gérée depuis Genève. Des investissements prévus dans le cadre "d’un projet d’eau minérale", indiquent les rapports financiers. Des cessions d'actifs de SVM, parmi lesquels l'entreprise saint-galloise, ont finalement servi à rembourser cet argent.

Les prêts réguliers de Volga à SVM Holding ont étonné les auditeurs de Volga, les poussant à relever dans leur rapports annuels le manque de transparence de ces avances et des pertes associées. "Aucun audit financier de SVM Holding n'a été fourni, pas plus que des informations indépendantes sur la société", ont signalé les experts de PriceWaterhouseCooper (PWC), soulignant par ailleurs que les 63 millions prêtés étaient enregistrés comme ayant une valeur de 47,5 millions, soit une perte assumée de plus de 20 millions de dollars en comptant les intérêts.

L’aventure suisse MW MineralWasser/Aquanika a pris définitivement fin en 2014 sans que la production ne démarre, malgré cet ultime changement de propriétaire. La société a été liquidée, les bâtiments revendus et les machines expédiées en Allemagne.

Pas d'enquête ouverte en Suisse

L’arrestation de Sergey Maslov et les accusations de détournement de fonds soulèvent désormais un doute sur l’origine de la fortune de l’oligarque, dont au moins une partie des fonds étaient déposés et parfois investis en Suisse.

Jusqu’où ira l’enquête russe en cours ? Selon nos informations, de la documentation a été saisie et le montant total des biens soupçonnés d’avoir été détournés pourrait prendre l’ascenseur.

Pour l’instant, la justice suisse n’est pas active dans le cadre de cette affaire: l’Office fédéral de la justice (OFJ) a affirmé à la RTS ne pas avoir reçu de demande de collaboration en provenance de Russie et le Ministère public de la Confédération (MPC) indique ne pas avoir de procédure ouverte.

Hasard ou pas, cette arrestation et l'enquête russe interviennent alors que des mouvements tectoniques se font sentir au sein du pouvoir russe et que se multiplient les investigations pour corruption. La dernière en date a mené récemment à l'interpellation du ministre russe de l'Economie.

Marc Renfer

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"Pas de commentaire"

Contactées, UBS comme Notenstein ont évoqué le secret bancaire et n'ont pas voulu commenter l'affaire.

Le groupe Volga n'a pas non plus tenu à réagir à notre article.