Publié

Des victimes d'abus au sein de l'Eglise dénoncent la posture jugée hypocrite de Nicolas Betticher

Eglise catholique: La crise. [RTS]
Eglise catholique : La crise / Mise au point / 13 min. / le 17 septembre 2023
Dans la tourmente après la résurgence de nombreuses affaires d'abus sexuels, l'Église catholique tente d'exorciser ses démons et de faire de l'ordre en son sein. Mais la posture de Nicolas Betticher, qui s'érige aujourd'hui en lanceur d'alerte, choque les milieux de défense des victimes.

Ce n'est pas la première crise que traverse l'Église catholique en Suisse, mais celle-ci est particulièrement accablante. Alors qu'une récente enquête inédite de l'Université de Zurich documente plus de 1000 situations d'abus sexuels couvertes à des degrés divers par l'institution durant les 70 dernières années, une enquête ordonnée par le Vatican doit aussi faire la lumière sur de graves accusations visant six évêques romands.

>> Lire à ce sujet : Abus sexuels dissimulés: la Conférence des évêques suisses ordonne l'ouverture d'une enquête

Ces accusations viennent de Nicolas Betticher, curé à Berne et ancien vicaire général du diocèse de Lausanne, Genève et Fribourg (LGF). Dans une lettre envoyée en mai à l'ambassadeur du pape en Suisse, il accuse un membre de la Conférence des évêques et trois prêtres du diocèse LGF de harcèlement sexuel sur des jeunes, et cinq évêques ou évêques auxiliaires de dissimulation.

Sauver sa peau

"Nous avons tous commis des fautes, moi aussi, il y a 20 ans, quand j'étais à l'évêché de Fribourg", a-t-il concédé dimanche dernier dans le journal de 19h30, évoquant des "omertas".

"Depuis 10 ans, j'observe qu'on continue à ne pas gérer sérieusement ces cas en Suisse, et cela ne va pas", dénonçait-il.

>> Son interview complète dimanche 10 septembre dans le 19h30 :

Nicolas Betticher, curé à Berne, explique les raisons de sa prise de position quant aux affaires de harcèlement et d’abus sexuels qui visent l’Église catholique
Nicolas Betticher, curé à Berne, explique les raisons de sa prise de position quant aux affaires de harcèlement et d’abus sexuels qui visent l’Église catholique / 19h30 / 3 min. / le 10 septembre 2023

Mais au sein du Groupe de soutien aux personnes abusées dans une relation d'autorité religieuse (SAPEC), la surprise a été grande au moment de découvrir le témoignage du curé de Berne. "Je pense que s'il y a en un qui n'a pas fait le job il y a quelques années, c'est bien lui! (...) Pour moi, c'est un grand manipulateur", accuse la vice-présidente du groupe Marie-Jo Aeby.

Selon elle, Nicolas Betticher se présente "comme le chevalier blanc", car "c'est une manière de sauver sa peau". "Pour les victimes qui le connaissent, je peux vous dire que c'est ignoble!"

"Une bonne bière"

Adrienne Cuany fait partie de ces personnes qui ont été directement confrontées à Nicolas Betticher, dans le cadre des abus sexuels commis par l'ancien curé de la cathédrale de Fribourg, Paul Frochaux, déchu en 2020, près de vingt ans après avoir été initialement dénoncé. Une affaire emblématique du traitement des cas de violences sexuelles dans l'Église en Suisse romande.

Amie proche d'un adolescent agressé sexuellement à la fin des années 1990, elle raconte l'avoir accompagné dans ses démarches pour dénoncer les actes de l'abbé Frochaux.

"On a été convoqués un soir de novembre 2001, dans la nuit. On nous a conduits dans une salle et on a dû faire face à cet abuseur qui, comme tous les abuseurs et prédateurs, accusait en gros la victime de l'avoir tenté, de l'avoir séduit. On a passé deux heures à essayer de se débattre pour qu'il reconnaisse les faits", se remémore-t-elle dans l'émission Mise au point.

"On était deux jeunes de 20 et 21 ans face à trois hommes d'Église qui défendaient leur position, qui était de nous dire: c'est en ordre, l'Église a réglé les choses", poursuit-elle. "La victime et moi-même sommes sortis complètement écœurés et choqués (...) Et eux ils sont allés se féliciter entre eux en buvant une bonne bière."

Un silence synonyme de trahison

Le procès-verbal d'une page et demie, "parcellaire et scandaleux", stipulera pourtant que "tous les membres présents concluent en disant que l'échange a permis à chacune et à chacun de se dire et faire la vérité en la matière. On en restera dès lors là."

Or, l'auteur du texte, présent dans la salle ce soir-là, n'est autre que Nicolas Betticher. Une duplicité qu'Adrienne Cuany ne supporte pas. "C'est au-delà de la conception de ce qu'on puisse imaginer de mauvaise foi, de manipulation, de tricherie", s'insurge-t-elle.

À la suite des récentes interventions du curé dans les médias, la Vaudoise lui a adressé une lettre, que la RTS a pu obtenir (voir encadré). Dans celle-ci, elle raconte les faits et sa déception face au manque de courage de l'homme d'Église qui a gardé le silence durant de longues années.

"Vous étiez là, monsieur Betticher, nous étions en contact (...) Vous m'avez poussée à faire entendre ma voix, à me battre pour avoir une parole face aux hommes d'Église. (...) Vous avez été aussi celui qui n'a pas voulu donner son nom, ni appuyer officiellement nos dires. J'ai ressenti comme une trahison votre recul au moment où votre nom (...) aurait pu avoir du poids", écrit-elle.

"J'étais profondément choqué"

"Aujourd'hui vous avouez des erreurs et vous demandez aux responsables de l'Eglise au Vatican de faire le ménage (...) N'est-il pas un peu tard Monsieur Betticher?", interroge-t-elle dans son courrier. "Je ne peux vous laisser aujourd'hui faire penser à quiconque que vous avez été courageux en quoi que ce soit."

Contacté par la RTS après la réception de cette lettre - à laquelle il a répondu - Nicolas Betticher plaide coupable: "On aurait dû creuser davantage (…) À l'époque, on gérait ça à la bonne franquette", admet-il.

"Moi j'étais profondément choqué. Je n'avais jamais été confronté à un cas d'abus, c'était le premier et c'est pour ça qu'il m'avait terriblement marqué", explique-t-il. "Mais comme je n'ai pas dit un mot durant cette séance, parce que le secrétaire se tait, évidemment qu'elle peut avoir l'impression que j'aurais pu être plus courageux. Elle a certainement raison."

L'éternité devant elle

Les résultats de l'enquête déclenchée par Nicolas Betticher sont attendus d'ici quelques mois. Mais déjà, elle suscite des critiques quant à son indépendance, car elle a été confiée à l'évêque de Coire, qui devra donc enquêter sur ses collègues.

Il semble par ailleurs évident que cette enquête ne suffira pas à réformer l'institution en profondeur. Pour Sylvie Perrinjaquet, présidente de la commission qui entoure les victimes d'abus (CECAR), le mea culpa et les déclarations d'intentions de différents responsables religieux sont insuffisants.

"Je pense que l'Église d'aujourd'hui n'est pas en adéquation avec le 21e siècle", assène-t-elle dans l'émission Mise au Point. "J'espère que dans dix ans, ça aura avancé. Je pense qu'il y a quand même des catholiques dans ce pays qui croient encore en l'Église et qui vont réagir. Mais c'est vrai que l'Église a l'éternité devant elle, ça peut prendre du temps."

Reportage de Mise au Point: Gilles Clémençon
Texte web: Pierrik Jordan

Publié

Extraits de la lettre d'Adrienne Cuany à Nicolas Betticher

Monsieur Betticher,

Suite à vos démarches et vos interventions dans les médias au nom de la vérité, je ne peux me taire. (...)

En 1998, un ami très cher âgé de 17 ans a été victime d’abus sexuels de la part de Paul Frochaux. (...) J’étais à ses côtés en 2001 quand il a dû affronter son abuseur, à l’Evêché, en présence de Rémy Berchier et de vous-même qui preniez le PV. (...)

Suite à cet affreux entretien, dans lequel j’ai été perçue comme agressive parce que j’essayais de souligner la gravité des faits (...) je me suis posé la question de ce qu’avait bien pu penser celui qui écrivait le PV, sentant bien son malaise, sa honte mais ne constatant aucune force de soutien de son côté. Vous m’avez dit qu’en effet vous étiez mal à l’aise, car après cet entretien, vous avez suivi l’abuseur et le responsable de l’Eglise qui sont gentiment allés boire un verre dehors, détendus et soulagés.

En 2020, mon ami est contacté par des journalistes qui ont été alertés par une récidive de Paul Frochaux envers un séminariste. Mon ami décide de témoigner de son vécu traumatique. Je l’accompagne et je témoigne moi-même de notre parcours (...) Vous étiez là, monsieur Betticher, nous étions en contact et vous nous avez recommandé ces journalistes qui ont fait du bon travail (...) Vous m’avez poussée à faire entendre ma voix, à me battre pour avoir une parole face aux hommes d'Église.

Vous avez été aussi celui qui n’a pas voulu donner son nom, ni appuyer officiellement nos dires. J’ai ressenti comme une trahison votre recul au moment où votre nom (...) aurait pu avoir du poids. (...) Aujourd'hui vous avouez des erreurs et vous demandez aux responsables de l’Eglise au Vatican de faire le ménage (...) N’est-il pas un peu tard Monsieur Betticher? N’auriez-vous pas pu dire la vérité en 2001? Durant les dix années suivantes? N’auriez-vous pas pu donner votre nom en 2020, sortir de l’ombre ? (...)

La vérité risque de précipiter l’Eglise dans sa chute et de faire de vous un banni, un sans emploi, mais je ne peux vous laisser aujourd’hui faire penser à quiconque que vous avez été courageux en quoi que ce soit.

Victime d’abus? Quelques contacts qui pourront vous aider

Suite aux résultats troublants de l’étude annoncée par le département d’histoire de l’Université de Zurich le mardi 12 septembre 2023 – qui a exposé plus de 1000 cas d’abus sexuels depuis le milieu du 20e siècle – L’émission On en parle s’est intéressée à ce qu'il faut faire et à qui s’adresser lorsqu'on est victime d’abus.

>> À écouter: le sujet "Ce qu'une victime dʹabus au sein de lʹEglise peut faire quand elle souhaite sortir du silence" dans l’émission On en parle :

Victime d'abus de l'Eglise. [AFP - Julien de Rosa]AFP - Julien de Rosa
Ce qu'une victime dʹabus au sein de lʹEglise peut faire quand elle souhaite sortir du silence / On en parle / 10 min. / le 19 septembre 2023

"Si ça s’est passé récemment ou il y a juste quelques années, et le cas n’est pas prescrit au sens de la loi, il faut tout de suite s’adresser à la police et déposer une plainte. Pour les cas qui sont prescrits - peut-être la majorité des situations, parce que lorsqu'on a subi ce genre d’abus, des années sont parfois nécessaires pour que les choses remontent et pour enfin pouvoir en parler - on peut s’adresser soit à un diocèse, soit à la Commission CECAR", explique Marie-Jo Aeby, vice-présidente du groupe SAPEC lors de l’émission On en parle.

Ainsi, lorsqu'une personne est victime d’abus, il lui est possible de demander de l’aide à ces trois entités parmi tant d'autres citées également sur le site internet du groupe:

- Le Groupe SAPEC: soutien aux personnes abusées dans une relation d’autorité religieuse

- La Commission CECAR: commission neutre et indépendante des autorités de l’Église catholique, chargée d’offrir aux victimes un lieu d’écoute, d’échange et de recherche d’une conciliation avec l’abuseur, à défaut avec son supérieur hiérarchique, en vue notamment d’une réparation financière

- Les centres LAVI: Aide aux victimes de violences domestique, physique, sexuelle, d’infractions et de mesures de coercition : conseils gratuits, confidentialité et anonymat garantis

Sujet radio: Jérôme Zimmermann

Adaptation web: Clarisse Cristovão