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Un drone à usage civil développé en Suisse a été utilisé par l'armée américaine

Une enquête de la RTS révèle qu'un drône conçu à l'EPFL est utilisé par l'armée américaine dans des zones de guerre
Une enquête de la RTS révèle qu'un drône conçu à l'EPFL est utilisé par l'armée américaine dans des zones de guerre / 19h30 / 3 min. / le 20 mars 2024
Conçu à l'EPFL à l'aide de fonds publics, un drone de cartographie helvétique est devenu l'un des outils du renseignement militaire américain, a appris le Pôle enquête de la RTS. Il a été déployé en zone de guerre en Afghanistan de 2017 à 2020 au moins. Les institutions suisses impliquées se disent étrangères à ces développements.

De loin, on pourrait le confondre avec une chauve-souris. Reconnaissable à sa voilure fixe en mousse souple teintée de noir, le drone autonome eBee de SenseFly est particulièrement léger, aucun modèle ne dépasse les deux kilos, et maniable. Une simple propulsion de la main permet son envol. Son champ d'application: la cartographie de très haute précision et modélisable en trois dimensions après traitement.

Le drone eBee a vu le jour en 2009 dans un incubateur de l'EPFL, avec l'appui du service de la promotion économique de l'Etat de Vaud et le soutien financier de sa Fondation pour l'Innovation Technologique. Il a été conçu par Jean-Christophe Zufferey et Antoine Beyeler, deux chercheurs en robotique de l'EPFL qui travaillaient depuis plusieurs années au développement de drones autonomes à voilure fixe, avec le soutien de fonds publics. Le Fonds national suisse de la recherche scientifique, qui encourage la recherche sur mandat de la Confédération, a financé une partie de ces travaux dès 2005, via deux projets distincts pour un montant total de 629'753 francs, selon le registre du Fonds national suisse consulté par la RTS.

Ces recherches ont été menées sous la direction d'une sommité dans le domaine, le chercheur suisse-italien Dario Floreano, directeur du Laboratoire de systèmes intelligents de l'EPFL. Ce dernier dit avoir rejoint l'équipe SenseFly en 2011 en tant que conseiller scientifique.

Des drones vantés comme polyvalents

Les concepteurs du drone eBee ont toujours vanté les nombreuses utilisations possibles de leur invention à des fins civiles, par exemple pour documenter l'évolution des chantiers ou des terres agricoles, mais l'intérêt des militaires pour leur outil n'a jamais été clairement dévoilé. Il s'est pourtant manifesté très tôt et alors qu'ils étaient encore tous liés à SenseFly.

Selon des informations du Pôle enquête de la RTS, le drone vaudois, assemblé dans une usine de Cheseaux-sur-Lausanne, a été testé par l'armée américaine dès 2015, trois ans après l'entrée du groupe français Parrot dans le capital de SenseFly (57%).

En octobre 2015 et en septembre 2016, un drone eBee a effectué deux vols tests au large du port de Duck, en Caroline du Nord, dans le cadre de recherches sur la gestion des risques d'inondations.

Contactés par la RTS, les cofondateurs de SenseFly, Jean-Christophe Zufferey et Antoine Beyeler, actionnaires dans la société jusqu'en 2016, actifs en son sein jusqu'en avril 2018, admettent avoir eu connaissance de l'utilisation de l'eBee par cette unité de l'armée américaine, alors que le chercheur Dario Floreano, lui aussi actionnaire minoritaire jusqu'en 2016, année de son départ de la société, le dément formellement. Ce dernier conteste également tout transfert de technologie de son laboratoire à SenseFly et rappelle que ses travaux de recherche sont profitables à tous puisqu'ils sont librement accessibles sur internet.

Premiers vols en zone de guerre en 2017

Le sujet est délicat. En avril 2017, le drone eBee, dans sa version Plus, apparaît en zone de guerre, en Afghanistan. Une unité du Corps du génie de l'armée de terre des Etats-Unis l'utilise pour modéliser en 3D un projet d'analyse de drainage sur une base militaire, à la périphérie de Jalalabad.

En 2019, un drone eBee, toujours de modèle Plus, est utilisé par une unité de l'armée américaine qui prête assistance aux forces de sécurité locale. Le drone, dont le temps de vol annoncé par l'armée est de 50 minutes, sert à cartographier l'entier de la ville de Jalalabad. Les informations sont désormais collectées à des fins de renseignement. Entre-temps, l'eBee a été intégré à un programme de surveillance tactique dénommé ARTEMIS et soutenu par l'agence fédérale américaine en charge du renseignement géospatial. Objectif annoncé: permettre au département américain de la Défense de planifier des missions, d'acquérir une supériorité sur le champ de bataille, de cibler précisément l'adversaire et de protéger ses forces militaires.

Des drones exemptés de contrôle à l'exportation

Les drones eBee Plus, ainsi que les versions précédentes, étaient exemptés de contrôle à l'exportation, reconnaît Jean-Christophe Zuffery, cofondateur de SenseFly. Il rappelle que le eBee est incapable de transporter des charges autres que les capteurs embarqués et précise que même si ce drone pouvait effectivement intéresser des armées pour la cartographie 3D, ce genre de clients n'était, à l'époque, pas ciblé par SenseFly.

Le drone eBee n'était pas considéré comme pouvant avoir des potentialités militaires à l'époque, se situant juste en dessous des seuils légaux pour ce qui concerne sa résistance au vent et son autonomie de vol.

Pas de commentaire du SECO

Le problème apparaît cependant en 2019. Cette année-là, une unité de l'armée américaine spécialisée dans l'assistance aux forces de sécurité afghanes déploie le eBee modèle X. Or, son temps de vol peut aller jusqu'à 90 minutes, ce qui le fait passer dans la catégorie des drones pouvant être utilisé à des fins militaires et nécessitant une autorisation d'exportation du Secrétariat d'Etat à l'économie (SECO).

Interpellé par la RTS, le SECO fait savoir qu'il ne se prononce pas sur une entreprise individuelle et ses produits spécifiques. Le groupe Parrot, propriétaire de SenseFly à cette époque, n'a pas donné suite aux sollicitations de la RTS.

L'orientation militaire du drone eBee se confirme encore un peu plus avec le rachat de SenseFly par une société américaine spécialisée dans les produits de défense, AgEagle, pour 23 millions de dollars en 2021. Son avant-dernier modèle a été intégré à un projet du département de la Défense des Etats-Unis.

Un drone eBee en cours de déploiement.
Un drone eBee en cours de déploiement.

Un modèle orienté pour la défense et le renseignement

Depuis lors, AgEagle a commercialisé un nouveau modèle clairement axé défense et renseignement: le eBee Vision. Ce drone, dont la faible signature acoustique est vantée par ses concepteurs, fait l'objet d'une vaste campagne promotionnelle à travers le monde. Dans son matériel marketing, AgEagle affirme qu'il est conçu pour détecter, suivre et géolocaliser rapidement des objets en collaboration avec les forces spéciales. Contactée par le Pôle enquête de la RTS, la représentation du groupe en Suisse a fait savoir qu'elle n'était pas en capacité de répondre avant le mois de mai.

L'une des dernières versions du drone eBee a connu un nouveau développement à la faveur de la guerre en Ukraine. Deux mois après le déclenchement des hostilités, l'agence américaine de renseignement géospatial l'a déployé auprès de ses alliés en Europe centrale, aux portes de l'Ukraine.

Claude-Olivier Volluz - Pôle Enquête

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Un drone à usage civil au moment de son développement, estiment les soutiens initiaux de SenseFly

Contacté par le Pôle Enquête de la RTS, l'EPFL réagit comme suit: "Ces programmes ont été entrepris bien après que les spin-off de l'EPFL sont sorties totalement du giron de l'Ecole (SenseFly a notamment fait l'objet de plusieurs acquisitions successives). L'armée américaine a ainsi fait usage de drones disponibles librement dans le commerce. L'Ecole n'a aucun moyen ni aucune légitimité à contrôler ni se prononcer sur l'usage qui a été fait de ces produits".

De son côté, le Service vaudois de la promotion de l'économie et de l'innovation (SPEI), qui a soutenu le démarrage de la start-up par des aides ponctuelles à l'innovation, rappelle qu'en 2009, SenseFly n'avait que des drones à usage civil. "Les publics cibles étaient notamment les géomètres, les exploitants de mines, les gestionnaires de sites de construction et les agriculteurs. Tous les drones étaient exempts de contrôle à l'exportation, car ces derniers étaient conçus pour transporter uniquement les capteurs prévus par la société, aucune autre charge. Au cours des 15 dernières années, la société a été revendue et rachetée deux fois: une première fois par le groupe français Parrot et une deuxième fois par le groupe américain AgEagle. Il appartient à la maison-mère de ce groupe de se prononcer sur l'évolution de ses activités", écrit le SPEI dans un email à la RTS.

Enfin, le Fonds national suisse rappelle que le premier projet de recherche soutenu par ses services a été évalué il y a une vingtaine d'années. "Aucun indice concret dans le dossier ne laissait supposer un développement militaire de la recherche", écrit dans un email à la RTS le FNS qui explique que seule la recherche pouvant être considérée comme éthique est encouragée et que les projets de recherches ayant des fins militaires sont donc exclus. "Dans tous les cas, les résultats de la recherche sont publiés et accessibles pour tout le monde", conclut le FNS.

Le Pentagone investit dans la recherche en Suisse

Le département américain de la Défense a investi plus de 7 millions de francs pour soutenir au moins 8 projets menés en Suisse ces dernières années, à l’Université de Zurich, l’EPFZ et l’EPFL, révèle le Pôle enquête de la RTS. Ces fonds ont été versés par la DARPA, une structure très discrète qui dépend du Pentagone. Son objectif est de faire émerger les nouvelles technologies pouvant être développées à des fins militaire.

Certains de ces projets sont toujours en cours, comme par exemple à l’EPFL, une recherche sur la cybersécurité. A l’université de Zurich et à l’EPFZ, la DARPA a soutenu des recherches visant à développer l’ autonomie des robots, notamment des drones. Application potentielle, pour le projet conduit à l’université de Zurich : la recherche des menaces à l’intérieur d’un bâtiment avant que les militaires n’y entrent. Les résultats de cette recherche ont été publiés en libre accès.

La DARPA octroie également des prix, chaque année, au cours d’une compétition qui met aux prises des robots du monde entier. En 2021, alors que le concours était organisé en zone souterraine, c’est un robot suisse de l’EPFZ qui a remporté cette épreuve avec à la clé, une récompense de 2 millions de francs.