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L'algospeak, le langage transgressif qui contourne les algorithmes

"L'algospeak ", un nouveau langage pour contourner les algorithmes des réseaux sociaux
"L'algospeak ", un nouveau langage pour contourner les algorithmes des réseaux sociaux / La Matinale / 5 min. / le 1 décembre 2022
Des internautes ont inventé un nouveau langage pour éviter l'invisibilisation ou la censure de contenus sur YouTube, Instagram ou TikTok. Ils "parlent" l'algospeak, un langage qui contourne la modération automatique des plateformes.

Mot valise issu "d'algorithme" et de "speak" (parler, en français), l'algospeak est utilisé par les créatrices et créateurs de contenus pour faire passer un message, tout en contournant la modération automatique des réseaux sociaux qui supprime ou rend invisibles certaines vidéos sur des sujets dits "sensibles", comme le viol, le suicide, ou le racisme. Plus particulièrement sur TikTok.

Contrairement à Twitter ou Youtube, la plateforme chinoise utilise un puissant algorithme qui recommande les vidéos les plus adaptées aux goûts de chacun. C'est un flux continu de vidéos non-sollicitées.

Selon un article publié sur ce sujet par le Washington Post, les influenceurs et influenceuses de TikTok tiendraient ainsi un document dans lequel sont répertoriés les mots soupçonnés d’être censurés par la plateforme.

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Les réseaux sociaux, entre modération et censure
Les réseaux sociaux, entre modération et censure / Geopolitis / 3 min. / le 21 mars 2021

Comment éviter la censure?

Lorsque des jeunes souhaitent aborder le thème de la santé mentale, ils préfèrent utiliser "non vivant", afin de pouvoir avoir des discussions franches sur le suicide, sans risquer d'être pénalisés par l'algorithme. Les travailleurs et travailleuses du sexe, longtemps censurés par les systèmes de modération, se désignent sur TikTok comme des "comptables" et utilisent l'émoji maïs (corn en anglais) comme substitut du mot "porno". Sur Facebook, les antivax ont utilisé l'émoticône "carotte", qui visuellement ressemble à une seringue, pour parler du vaccin, sans être inquiétés par la modération.

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Le mot "sexe", lui aussi régulièrement traqué,  devient "seggs". Autre sujet "sensible" pour l'intelligence artificielle, "viol" qui s'écrit "vi0l", ou encore fe$$es et pen1s.

Après la révocation du droit à l'avortement aux Etats-Unis, les médias sociaux ont été inondés de messages de personnes proposant du "camping", langage codé pour aider des femmes cherchant à se faire avorter.

Pour Alizée Lombard, doctorante à l'Université de Fribourg, l'algospeak est une forme d'adaptation linguistique, comme on a déjà connu dans l'histoire.

"Bien avant internet, il y a eu d'autres langages créés par adaptation, pour répondre à certains besoins, comme le loucherbem. Ce langage permettait aux bouchers de discuter de prix, pour que les clients ne comprennent pas", explique-t-elle.  Il y a aussi des langages qui servent à se créer une identité comme le verlan, qui aujourd'hui est moins utilisé parce que tout le monde le connaît.

Il y a des types de langage utilisés pour s'adapter, pour les réinventer, mais aussi pour passer par-dessus des moyens de censure.

Alizée Lombard, doctorante en linguistique à l'Université de Fribourg

L'algospeak n'est pas un langage secret dont seuls ses locuteurs et locutrices comprennent le sens. Il utilise principalement des techniques de dissimulation.

De la créativité toujours

Pour Louise-Amélie Cougnon, chercheuse à l'Université catholique de Louvain, l'algospeak a des points communs avec les pratiques du SMS, qui, elles-mêmes, étaient héritées des moines copistes. Par contre, ce qui est nouveau avec ce langage, c'est la confrontation avec l'intelligence des algorithmes.

"Les algorithmes vont devenir de plus en plus performants parce qu'ils s'entraînent sur des données répétitives, donc ils vont commencer à s'adapter à l'algospeak", dit-elle. Les créatrices et créateurs de contenu vont devoir eux-mêmes se réinventer pour contourner la nouvelle intelligence des algorithmes.

>> A voir aussi :

Le sociologue Antonio Casilli.
Réseaux sociaux: la censure ou la bavure? Interview d'Antonio Casilli / Forum / 6 min. / le 27 janvier 2021

Langage politique

Le langage est un sujet politique, tout comme le numérique. L'algospeak permet de rendre visibles certains enjeux comme ceux liés à la communauté LGBT, mais aussi de franchir les limites de la loi et d'avoir des propos racistes ou antisémites.

Algospeak versus algorithmes, c'est un face-à-face entre deux langages. D'un côté, celui froid, mathématique de la modération faite par l'intelligence artificielle et, de l'autre, notre envie d'échanger, de communiquer sans limites.

Pour Olivier Ertzscheid, maître de conférence à l'Université de Nantes, dès lors que le langage est censuré sur les réseaux sociaux, le réflexe c'est de se soustraire à ces formes de surveillance.

En ce qui concerne le langage, la question a toujours été, de Platon à Orwell, celle du pouvoir, de la mise en mémoire, mais aussi de la mise en circulation des idées et des discours.

Olivier Ertzscheid, chercheur, Université de Nantes.

"Aujourd'hui la question que pose toutes ces plateformes technologiques c'est précisément: quel est le périmètre de leur puissance, de leur pouvoir normatif, de prescription, ou encore de leur pouvoir de modélisation ?", dit-il, tout en soulignant le fait que le langage est une zone de transgression. D'enrichissement et d'évolution de la langue.

Tout comme le verlan en son temps, on accepte petit à petit ces nouvelles modalités d'expression. Certaines vont disparaître, d'autres vont rester. Des formes que l'on verra, peut-être dans le futur metavers.

Miruna Coca-Cozma

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