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Les policiers genevois refusent d’être fliqués

Des policiers genevois écoutent les consignes avant la rentrée scolaire 2022-23, le 22 aout 2022 a Collex-Bossy près de Genève. [Keystone - Salvatore Di Nolfi]
Bras de fers entre les syndicats et la police à Genève / La Matinale / 4 min. / le 26 juin 2023
A Genève, une nouvelle application de traçage des agents permet de conserver les données récoltées, a appris le Pôle enquête de la RTS. Un fait unique en Suisse qui fâche les syndicats. A raison, pour le Préposé cantonal à la protection des données. Le département va tout de même de l’avant.

Les syndicats de police genevois ont entamé un bras de fer inédit avec leur département de tutelle, a appris le Pôle enquête de la RTS. L’enjeu? Un sujet sensible qui alimente l’actualité depuis des mois: la protection des données personnelles. Confrontés à un nouveau système de géolocalisation, ils ont saisi le préposé cantonal à la protection des données et à la transparence (PPDT) contre leur hiérarchie qui autorise la conservation longue durée de leurs données. Un procédé unique en Suisse.

Véhicules et smartphones

Tout commence durant l’été dernier. En juillet 2022, la direction des opérations de la police genevoise met en place un nouveau système de géolocalisation de ses agents. Le précédent, datant de 2006, était devenu obsolète. La direction opte pour une application, nommée "Mobile Responder".

Celle-ci est utilisée par les centrales d’engagement des forces de l’ordre genevoises "afin d'assurer la bonne gestion du dispositif opérationnel et d'assister le personnel de police dans sa mission", peut-on lire dans la directive qui encadre le système. L’application est installée tant sur les tablettes des véhicules de police, que sur les smartphones des policiers. Elle doit être activée dès que des agents en mission quittent leur bureau et désactivée ensuite.

Conservation jusqu’à 100 jours

La police genevoise n’est pas la seule à tracer ses agents sur le terrain. Tous les cantons romands, à l’exception du Valais, utilisent des outils plus ou moins similaires. Sauf qu’ils ne conservent pas les données utilisées en opération. Or, dans le cas genevois, c’est précisément ce qui fâche.

La direction de la police prévoit de conserver les données récoltées durant une période de 100 jours pour les tablettes des véhicules, et de 30 jours pour les smartphones, "à des fins de formation ou pour améliorer le dispositif". Inacceptable, pour les syndicats des gendarmes (UPCP) et de la police judiciaire (SPJ), qui se sont attachés les services d’un avocat.

En protection des données, on a un principe de proportionnalité et de finalité: on ne doit traiter que les données qui sont nécessaires et aptes à atteindre le but visé.

Syvain Métille, avocat

"C’est d’une part une atteinte à la sphère privée et à la protection des données des agents", plaide Me Sylvain Métille. "Et d’autre part, c’est une surveillance des travailleurs qui est excessive et qui est inutile puisqu’on a, en protection des données, un principe de proportionnalité et de finalité: on ne doit traiter que les données qui sont nécessaires et aptes à atteindre le but visé. Ici, il s’agit d’assurer le bon déploiement des agents et, donc pas d’assurer une conservation pendant une longue durée."

Ce point de vue est partagé par la Fédération suisse des fonctionnaires de police (FSFP) que la RTS a contactée. Elle craint que ces données soient utilisées à des fins de surveillance, même si la directive genevoise le prohibe. Cela constituerait, aux yeux de la FSFP, un abus de confiance majeur de la part de l’employeur.

Préposé en leur faveur

Les syndicats de police genevois ont donc saisi le préposé cantonal à la protection des données et à la transparence (PPDT) pour faire valoir leurs droits. Et ce dernier leur a donné raison dans une recommandation datée du 14 avril dernier. Il estime notamment que "la durée de conservation prévue est excessive et non-justifiée". "Un traitement en temps réel des données apparaît suffisant pour atteindre les buts précités", écrit le PPDT.

Celui-ci recommande donc au département genevois de la sécurité, nouvellement département des institutions et du numérique (DIN), de prévoir "l’effacement automatique des données collectées après 24h". "Seules des données anonymisées pourraient être conservées plus longtemps à des fins de formation", rajoute-t-il.

Le département persiste et signe

Pour le département concerné, toutefois, il n’est pas question de tenir compte de cette recommandation. Il y a bien eu un changement de magistrat à la tête du dicastère avec les dernières élections genevoises. Mais le départ de Mauro Poggia (MCG) n’a rien changé à l’affaire. Sa successeuse Carole-Anne Kast (PS) n’entend pas aller dans le sens du préposé. Dans une décision datée du 8 juin dernier que la RTS s’est procurée, son département va même plus loin.

Désormais, les données collectées, tant sur les smartphones que dans les véhicules de police, seront conservées pendant 100 jours. Le DIN justifie ce revirement par un nouvel argument: il s’agit maintenant de "couvrir le délai de plainte pénale de trois mois".

Je pense qu’il est vraiment important de pouvoir lever tout doute, agir rapidement et pouvoir clairement traiter les faits dans les situations de plainte pénale.

La conseillère d’Etat genevoise Carole-Anne Kast explique: "Si on a une plainte pénale sur l’action de la police, il est pour nous absolument fondamental de pouvoir établir les faits rapidement et avec certitude. Je pense que cela est beaucoup plus confortable, tant pour les citoyens que pour les policiers qui pourraient être mis en cause".

"Lorsque c’est parole contre parole, il y a toujours un doute qui subsiste", rappelle-t-elle. "Je pense qu’il est vraiment important de pouvoir lever tout doute, agir rapidement et pouvoir clairement traiter les faits dans les situations de plainte pénale. Dans d’autres cas, ces données ne seront pas utilisées autrement que de manière complètement anonymisées".

Recours bientôt déposé

Interpellés par cette décision, les syndicats de police et leur avocat ne comptent pas en rester là. Me Sylvain Métille a d’ores et déjà indiqué à la RTS qu’un recours allait être déposé à la Cour de justice genevoise. Il sera accompagné de mesures superprovisionnelles pour qu’à l’avenir il ne soit pas possible de collecter et exploiter ces données.

Une perspective qui n'effraie pas la nouvelle magistrate qui se dit prête à aller jusqu'au bout. Carole-Anne Kast estime que la solution trouvée par ses services est maintenant équilibrée. Elle ne ferme toutefois pas la porte au dialogue. Le bras de fer continue.

Raphaël Leroy, Pôle enquête

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