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Ukraine, Israël: la féminisation des armées est une réalité

En Israël, le service militaire dure 24 mois pour les femmes, 36 pour les hommes. [KEYSTONE - ABIR SULTAN]
Toujours plus de femmes soldats sur les champs de bataille / Tout un monde / 8 min. / le 24 avril 2024
Les forces armées se sont beaucoup féminisées ces vingt dernières années. Les conflits actuels le montrent: les soldates israéliennes combattent en première ligne à Gaza et l'armée ukrainienne compte toujours plus de femmes. 

Face au retour de la guerre à haute intensité, la féminisation du domaine militaire s'accélère. Plusieurs pays songent à étendre leur service obligatoire aux femmes. 

La Norvège et la Suède ont toutes deux déjà franchi le pas il y a quelques années. Le Danemark planche de son côté sur un service militaire allongé à 11 mois pour les hommes et les femmes. En Israël, le service militaire dure deux ans pour les femmes contre trois ans pour les hommes.

"On est prêtes à tout, exactement comme les garçons"

Longtemps limitées à des postes auxiliaires ou administratifs au sein des forces armées, les soldates israéliennes sont désormais présentes en première ligne sur le champ de bataille. Une loi pour davantage d’égalité hommes-femmes dans le domaine militaire est entrée en vigueur en l’an 2000. Le nombre de soldates opérant dans les unités de combat a fortement augmenté ces dernières années.

Dès le début de la guerre à Gaza en octobre dernier, des bataillons féminins ont été déployés. Certaines femmes dirigeant parfois des unités mixtes avec des hommes sous leur commandement. "Au début, avec la queue de cheval qui sort du casque, (les hommes) regardent ça un peu bizarrement. Mais en fin de compte, on s'est entraînées pour et on est prêtes à tout. Comme les garçons. Exactement comme les garçons", explique une jeune commandante de bataillon, au micro de l'Agence France Presse en janvier dernier.

Une soldate passe devant un tank de l'armée israélienne, le 14 octobre 2023, à proximité de la frontière avec le Liban. [KEYSTONE - PETROS GIANNAKOURIS]
Une soldate passe devant un tank de l'armée israélienne, le 14 octobre 2023, à proximité de la frontière avec le Liban. [KEYSTONE - PETROS GIANNAKOURIS]

Le New York Times souligne toutefois que le cabinet de guerre israélien, constitué après le 7 octobre, ne compte aucune femme, et que des postes leur sont encore fermés dans certaines unités d’élite au sein des forces armées. 

Le tournant des années 2000

La présence des femmes dans les guerres n'est pas nouvelle, explique la sociologue Camille Boutron, spécialiste du genre et des conflits armés, interrogé dans Tout un monde. "Notamment dans les cas de guerre de libération nationale, ou dans des groupes non étatiques. Ce sont des groupes qui reposent sur la clandestinité, la stratégie de guérilla, et les femmes sont 'pratiques', puisqu'on se méfie moins d'elles. Elles sont une valeur ajoutée pour ce genre d'opération."

Depuis une dizaine d’années, on parle de l'égalité professionnelle au sein des organisations militaires, de la valeur ajoutée d'avoir des femmes dans les armées

Camille Boutron, spécialiste du genre et des conflits armés

Au sein des armées régulières, la présence des femmes se développe de manière plus marquée à partir du début des années 2000. "Et depuis une dizaine d’années, on parle de l'égalité professionnelle au sein des organisations militaires, de la valeur ajoutée d'avoir des femmes dans les armées", relève Camille Boutron.

Concevoir la guerre autrement

Cette évolution s’inscrit dans la féminisation du marché du travail en général, mais aussi par un besoin très concret de main-d'œuvre dans le secteur des forces armées. "En France, par exemple lorsque le service militaire a été abandonné, on a dû compter sur une armée de volontaires et il n’était plus question de se passer de la moitié de la population, c’est-à-dire des femmes."

Camille Boutron estime qu'il s'agit aussi d'un changement dans la manière de concevoir la guerre. Au tournant des années 2000, l'ONU mène des opérations de paix, avec les Casques bleus notamment, qui se veulent multidimensionnelles. "Elles vont de plus en plus prendre en compte des aspects qui concernent les femmes. Ça va forcément avoir des répercussions sur la façon dont on conçoit le personnel qui intervient."

"Les femmes font partie de ces corps désarmés"

Mais la féminisation des forces armées ne va pas de soi dans nos sociétés. Car on touche à des représentations patriarcales profondément ancrées, de l'homme qui défend la patrie - le soldat comme attribut de la masculinité - et de la femme qui serait du côté de la vie, en mettant au monde des enfants. La femme ne serait pas capable, par essence, de violence. 

On est dans une logique où certains corps sont en charge d'exercer la violence légitime de l'Etat, alors que d'autres en sont privés

Camille Boutron, spécialiste du genre et des conflits armés

En niant aux femmes la possibilité d'utiliser la violence, on leur nie le droit à se défendre, soutient Camille Boutron : "Elles font partie de ces corps désarmés. Il n'y a pas que les femmes d'ailleurs, on a aussi des corps racisés. On est dans une logique où certains corps sont en charge d'exercer la violence légitime de l'Etat, alors que d'autres, au contraire, en sont privés."

Féminisme et mouvements antimilitaristes 

Il existe, au sein du mouvement féministe, des courants antimilitaristes qui s’opposent à la guerre. Non pas pour nier aux femmes le droit de se défendre, mais parce que la guerre est issue d'un système de domination patriarcale auquel elles veulent mettre fin. C'est un discours que l'on entend notamment chez les féministes anti-guerre en Russie, qui s'opposent à l’invasion de l’Ukraine par leur pays.

>> Ecouter aussi : Les féministes russes en première ligne pour dénoncer la guerre

Une démarche qui ne peut pas s’appliquer aux Ukrainiennes, explique la sociologue ukrainienne Hanna Hrytsenko: "Ces idées ont été développées par des féministes occidentales qui se trouvaient dans des Etats agresseurs qui ont mené des guerres de colonisation. (…) Dans ce cas, c'est utile, bien sûr, de lutter pour la démilitarisation de votre pays."

Le "Bataillon invisible" milite depuis 2015 pour l’égalité de genre au sein des forces armées ukrainiennes. [Facebook]
Le "Bataillon invisible" milite depuis 2015 pour l’égalité de genre au sein des forces armées ukrainiennes. [Facebook]

"Mais nous, nous sommes en situation d'opprimés et nous devons nous défendre", précise-t-elle. Hanna Hrytsenko est chercheuse au sein du "Bataillon invisible", une organisation créée en 2015, un an après le début de la guerre dans le Donbass, qui milite pour l’égalité de genre au sein des forces armées en Ukraine. 

La lutte des soldates ukrainiennes pour l’égalité

Dès l’agression russe en 2014, des Ukrainiennes rejoignent volontairement les rangs de l’armée, mais elles le font de manière inofficielle, invisible, car la loi ukrainienne ne leur permet pas, dans l’armée régulière, d'être positionnées sur la ligne de front. Une fois vétéranes, elles ne pouvaient donc pas prétendre aux mêmes droits que leurs compagnons d’armes. Ce n’est qu’en 2018 que la loi est finalement modifiée. 

"Aujourd'hui, il n'y a plus de restrictions au niveau formel, mais il y a toujours des discriminations sur le terrain", note Hanna Hrytsenko. "Certains centres de recrutement ou unités d’infanterie refusent d'accepter les femmes." À cela s’ajoute le sexisme: "Les femmes doivent constamment prouver, individuellement, qu'elles méritent les postes de combat. Le harcèlement sexuel dans l'armée est aussi un problème qui persiste."

Son organisation a lutté également pour que les autorités mettent à disposition des vêtements et des gilets pare-balles adaptés au corps des femmes. "Ce n'est que tout récemment, dix ans après le début de la guerre, que le ministère de la Défense a fini par en produire ", déclare-t-elle.  

>> Reportage en Ukraine, où des femmes sont restées pour combattre :

Une femme avec un drapeau ukrainien observe un tank russe détruit à Kiev, Ukraine. [Keystone/AP Photo - David Goldman]Keystone/AP Photo - David Goldman
Reportage en Ukraine, les femmes restées pour combattre ou soigner les blessés / La Matinale / 4 min. / le 20 décembre 2022

L’image de la femme soldat évolue 

Toutefois, elle reconnaît qu’il y a eu certains progrès au niveau des mentalités, on entend moins de propos sexistes sur les femmes soldates dans les médias. La célèbre journée du défenseur de la patrie, héritée de l'époque soviétique, est aussi devenue "la journée du défenseur et de la défenseuse de la patrie".

L'Ukraine, qui a désespérément besoin de soldats, pourrait aussi en venir, à terme, à une mobilisation obligatoire des femmes. "Actuellement, la conscription ne concerne que les femmes qui ont une formation médicale", précise Hanna Hrytsenko.

Elle-même ne prend pas position pour ou contre la conscription mixte. Elle estime que le plus important est déjà de garantir un environnement sûr, sans discriminations à toutes les Ukrainiennes qui ont choisi volontairement de rejoindre l’armée. 

Isabelle Cornaz

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