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L'impossible dépolitisation du concours Eurovision

La chanson israélienne pour l'Eurovision 2024, "October Rain" d'Eden Golan, a pour sujet les attaques terroristes du Hamas à la frontière entre Gaza et Israël le 7 et 8 octobre 2023. [Keystone/EPA - Frederik Persson]
La chanson israélienne pour l’Eurovision au cœur d’une controverse / Tout un monde / 6 min. / le 28 février 2024
Israël menace de se retirer du concours Eurovision 2024 si les organisateurs refusent les paroles de sa chanson "Pluie d'octobre", qui évoque l'attaque sanglante du Hamas, en les considérant comme trop politiques. Ce n'est pas la première fois qu'un tel scénario se produit dans le cadre du concours.

Eden Golan et sa chanson "October Rain" ("Pluie d'octobre") ont été choisis pour participer au concours annuel, qui aura lieu du 7 au 11 mai à Malmö, en Suède. Ses paroles ne mentionnent pas explicitement l'attaque du Hamas du 7 octobre en Israël mais ne laissent aucun doute sur le fait qu'elles en sont le sujet, selon des médias et des observateurs en Israël.

"Dansant dans l'orage/Nous n'avons rien à cacher/Ramène-moi à la maison/Et laisse le monde derrière/Et je te promets que ça n'arrivera plus jamais/Je suis toujours mouillé par cette pluie d'octobre/Pluie d'octobre", dit par exemple un couplet de cette chanson publiée par la société publique israélienne de radiodiffusion (KAN).

Analyse des paroles en cours

La question pour l'Union européenne de radio-télévision (UER), organisatrice du concours, est de savoir si les paroles de cette chanson peuvent être considérées comme des déclarations politiques, que l'Eurovision interdit.

L'UER a indiqué qu'elle était "en train d'examiner les paroles" et que la décision finale serait prise vers le 10 mars. "Si une chanson est jugée inacceptable pour quelque raison que ce soit, les radiodiffuseurs ont la possibilité de soumettre une nouvelle chanson ou de nouvelles paroles, conformément au règlement du concours", a toutefois souligné l'UER.

La KAN a déclaré cette semaine qu'elle était "en discussion" avec l'UER au sujet de la participation du pays à l'Eurovision. Mais elle a également prévenu qu'elle n'avait "pas l'intention de remplacer la chanson". "Cela signifie que si elle n'est pas approuvée par l'UER, Israël ne pourra pas participer au concours", a-t-elle ajouté.

Plusieurs cas

Depuis des années, les organisateurs de l'Eurovision s'arrachent les cheveux pour tenir la politique à distance de ce qui se veut être une grande fête de la pop et de l'unité. Depuis le début du 21e siècle, les exemples sont légion.

En 2019, l'édition qui se tenait à Tel Aviv avait débouché sur une polémique après que des artistes islandais avaient déployé des écharpes en soutien à la Palestine devant les caméras. L'Islande avait finalement écopé d'une amende.

En 2009, la Géorgie, peu après la guerre éclair avec la Russie, avait renoncé à participer à l'Eurovision à Moscou après le rejet de sa chanson "We don't want put in" par les organisateurs au motif qu'elle raillait le Premier ministre russe de l'époque, Vladimir Poutine.

En 2015, l'Arménie présentait une chanson au titre assez direct "Don't deny" (Ne niez pas, ndlr) qui parlait du génocide de 1915. Elle a finalement accepté de modifier son intitulé, devenant "Face the shadow".

La Russie, elle, avait en outre été exclue du concours en 2022 en raison de sa guerre contre l'Ukraine, l'UER estimant qu'une candidature russe pourrait jeter le discrédit sur la compétition.

Quelques années auparavant, en 2016 - deux ans après l'annexion de la Crimée -, l'Ukraine avait participé avec une chanson qui parlait de la déportation des Tatars de la région sous Staline.

"Il y avait une demande des Russes de disqualifier la chanson, parce que selon eux c'était un message politique", rappelle Quentin Mauduit, chercheur en science politique et auteur d'un podcast décryptant l'Eurovision, dans Tout un monde.

"L'UER avait estimé qu'il s'agissait de l'évocation d'un événement historique qui était scientifiquement prouvé et donc ce n'était pas une chanson politique, puisque ça a rappelé simplement un événement historique qui s'était déroulé en Crimée en 1944, qui était justement le titre de la chanson", détaille-t-il.

Règlement introduit en 2000

Le règlement du concours musical dit que les participants doivent prendre les mesures nécessaires pour s'assurer que la compétition ne soit en aucun cas politisée, instrumentalisée, ou ne discrédite l'Eurovision. Cette règle est en réalité un développement assez récent dans l'histoire de la compétition musicale, introduit en 2000, comme l'explique Dean Vuletic, historien et auteur du livre "L'Europe de l'après-guerre et le concours de l'Eurovision".

La règle a ensuite évolué pour devenir ce qu'elle est aujourd'hui. "Au milieu des années 70 par exemple, la Grèce a envoyé une chanson à l'Eurovision qui parlait de l'invasion de Chypre par la Turquie. La télévision turque a protesté contre la chanson, mais les organisateurs ont répondu qu’il n'y avait pas de règle interdisant le contenu des paroles, pas de règle concernant le contenu politique, qu’ils n’allaient donc pas interdire la chanson. Et cela s’est terminé avec le boycott de l’Eurovision par la Turquie cette année-là", raconte Dean Vuletic.

Qu'est-ce qui est politique, qu'est-ce qui ne l'est pas?

Définir si oui ou non un sujet est politique n'est pas évident et pourrait facilement être élargi à d'autres thématiques: politique migratoire, ou encore lutte pour les droits des personnes LGBT.

"En 2014, Conchita Wurst chantait pour l'Autriche 'Rise like a phoenix'. Il n'y avait rien d'explicitement politique. Mais la stratégie marketing autour de sa chanson était basée sur le fait qu'elle promouvait les droits des minorités sexuelles et qu'elle dénonçait aussi la politique anti-homosexuelle du gouvernement de Vladimir Poutine", relève Dean Vuletic.

Et de poursuivre: "Elle a néanmoins été autorisée par les organisateurs, parce que les droits des minorités, en particulier des minorités sexuelles, était quelque chose qu'ils soutenaient. Je dirais que la règle de base, c'est qu'une chanson ne doit pas être politiquement offensante envers un groupe de citoyens en particulier".

Aujourd'hui, les appels se multiplient pour demander qu'Israël soit exclue du concours de l'Eurovision. Les pétitionnaires dénoncent des crimes de guerre à Gaza. L'UER estime toutefois que le concours est apolitique et qu'il s'agit d'une compétition entre les radiodiffuseurs de service public et pas un concours entre gouvernements.

Sujet radio: Isabelle Cornaz

Adaptation web: jfe avec ats

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L'Eurovision, un soft power

Dans le concours de l'Eurovision, la géopolitique s'exprime de plusieurs manières, comme le vote du public durant la finale, qui est parfois le reflet des conflits en cours.

Le public vote souvent par affinités culturelles ou régionales, parfois davantage que pour des raisons artistiques. C'est pour lutter contre ce biais que le vote d'un jury a été introduit en 2009. Objectif: éviter les votes de voisinages.

Mais cela n'a fonctionné qu'à moitié, comme l'explique Quentin Mauduit: "Si vous regardez le vote du jury de l'Azerbaïdjan, par exemple, il classe systématiquement l'Arménie à la dernière place. C'est là qu'on voit que les jurys sont partiellement politisés et doivent probablement recevoir une consigne. Cela est valable dans l'autre sens aussi".

L'Eurovision est aussi une manière d'affirmer son soft power. "L'Azerbaïdjan en 2012 a vraiment utilisé l'exposition médiatique comme une véritable carte postale touristique, pour se faire connaître et probablement attirer une forme de sympathie autour de l'image du pays, bien sûr sans montrer la dictature et les répressions policières très violentes qui avaient lieu en même temps que la soirée de l'Eurovision", conclut-il.