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En Russie, des criminels, de retour d’Ukraine, graciés par le pouvoir

En Russie, le retour des soldats mobilisés parmi les criminels graciés font craindre un risque de recrudescence des violences faites aux femmes et à leurs anciennes victimes (image d'illustration). [Keystone/EPA - Yuri Kochetkov]
Le retour des criminels russes ayant combattu en Ukraine lié à une hausse de la criminalité / Tout un monde / 7 min. / le 24 novembre 2023
En Russie, des prisonniers ayant accepté de se battre en Ukraine en échange d’une libération ont été graciés par Vladimir Poutine. Ils sont de retour dans les villes et les villages où ils ont commis violences, meurtres ou vols par le passé, suscitant de grandes inquiétudes chez les habitants.

Le groupe Wagner, puis l'armée russe, ont recruté des dizaines de milliers de détenus pour rejoindre le front en Ukraine. En échange, il leur était promis d'être graciés et de pouvoir rentrer chez eux s'ils survivaient à six mois de combats.

Leur retour suscite le malaise parmi les habitants et a fait débat, au point que le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, a été contraint de s’expliquer, de justifier cette mesure. Il a déclaré que ces criminels avaient été en quelque sorte "lavés" de leurs délits passés, en versant du sang pour la patrie grâce à leur participation à la guerre.

Parmi ces ex-détenus désormais libres, il y a l’un des meurtriers de la journaliste Anna Politkovskaïa. L'homme avait été condamné en 2014 à 20 ans de prison.

>> Sur ce sujet, lire : Prison à vie pour l'assassin de la journaliste russe Anna Politkovskaïa

Selon le média d’investigation en exil Agentstvo, dix-sept anciens meurtriers sont déjà revenus d'Ukraine et ont été graciés. Trois d’entre eux auraient déjà eu le temps de commettre à nouveau des crimes. La population russe peine à comprendre pourquoi ces prisonniers ont le droit de revenir de la guerre au bout de six mois alors que de simples citoyens mobilisés, eux, sont toujours au front sans date de retour.

Les craintes des familles des victimes

Face au retour des criminels, les risques pour les familles des victimes sont grands: les anciens détenus ont de quoi se sentir tout-puissants, estime Alena Popova, juriste russe et activiste contre les violences faites aux femmes.

"Nous sommes face à des personnes qui n'ont pas purgé leur peine, puis qui sont allées à la guerre. Elles ont commis des meurtres là-bas. Parce que les prisonniers, comme l'a expliqué le porte-parole du Kremlin, sont dans des brigades d'assaut, donc en première ligne. Que fait l’État à leur égard ? Pendant qu’ils combattent, il leur permet de ne pas verser de compensation morale aux familles des personnes qu’ils ont tuées par le passé", avance-t-elle dans l'émission Tout Un Monde vendredi.

Sa plus grande peur est que son mari soit libéré car il voudra 'terminer ce qu'il a commencé' (avant d'être emprisonné, ndlr)

Alena Popova, juriste russe, à propos de l'ex-femme et victime d'un criminel russe gracié pour avoir combattu en Ukraine

Une fois libre, l’ancien condamné peut être mû par un sentiment de vengeance à l’égard des victimes ou de leur famille, explique encore la juriste russe.

"J'ai récemment parlé avec une jeune femme, Margarita Gracheva, dont l’ex-mari lui avait coupé les deux mains, l'avait emmenée dans la forêt et l'avait torturée pendant plusieurs heures. Je lui ai demandé ce qu'était sa plus grande peur et elle m’a dit que c’était que son mari soit libéré. Elle est sûre qu'il voudra 'terminer ce qu'il a commencé', c'est-à-dire recourir à toute forme de violence mettant en danger sa vie ou celle de ses proches."

Alena Popova raconte aussi le cas récent d’une jeune fille qui s’est suicidée, après avoir aperçu à nouveau la personne qui l’avait violée, se promenant, libre, dans les rues de sa ville.

Hausse de la criminalité et des violences domestiques en 2022

La guerre banalise et légitime la violence. Indépendamment du cas de ces ex-détenus graciés, revenus du front récemment, la Russie a connu une augmentation de la criminalité l’an dernier, avec une hausse notamment de 4% des meurtres et tentatives de meurtres en 2022.

Même s'ils n'ont jamais commis de violence par le passé, les hommes qui reviennent du front sont plus susceptibles de le faire à l’avenir, du fait des traumatismes que la guerre a causés chez eux. Or, l’État russe n’organise pas de soutien psychologique spécifique, ce n’était pas le cas non plus lors des deux guerres de Tchétchénie.

Les victimes ont très peur de parler publiquement des hommes qui, au retour de la guerre, ont commis des violences à leur égard

Alena Popova, juriste russe

Les violences domestiques aussi ont augmenté en Russie depuis le début de la guerre, bien qu’il soit impossible d'avoir des chiffres fiables. En ce moment où la propagande et les injonctions au patriotisme sont si présentes, les femmes ont encore plus de difficultés à porter plainte et à chercher de l’aide, note Aliona Popova.

"Les victimes ont très peur de parler publiquement des hommes qui, au retour de la guerre, ont commis des violences à leur égard. Car elles savent que, très probablement, la colère du système et la colère des gens qui les entourent se retourneront contre elles et pas contre les auteurs".

D’autant que, désormais, la loi pénalise tout citoyen qui "discréditerait les forces armées". Tout geste remettant en question le caractère héroïque des combattants est donc risqué.

Des personnes protestant contre les violences domestiques ont été arrêtées par les forces de l'ordre russes. Le rassemblement n'avait pas été autorisé. [Reuters - Anton Vaganov]
Des personnes protestant contre les violences domestiques ont été arrêtées par les forces de l'ordre russes. Le rassemblement n'avait pas été autorisé. [Reuters - Anton Vaganov]

Associations d’aide aux femmes battues sous pression du pouvoir

C’est devenu risqué aussi pour les victimes de s’adresser à des associations qui viennent en aide aux femmes battues car ces organisations ont été dissoutes ou réprimées par le pouvoir. Elles sont souvent classées par la justice comme "agent de l’étranger". Cette qualification infamante rend leur travail beaucoup plus difficile.

"Il existe désormais moins d’organisations dédiées à la protection des victimes de violence domestique. Beaucoup de ces organisations ont été qualifiées d’agents de l’étranger. Il y a davantage de victimes qui ont besoin d’aide, mais nous sommes moins nombreuses à pouvoir les aider", déplore l'activiste russe.

L'État fait tout pour ignorer, minimiser le problème des violences conjugales. Depuis 2017 une partie de ces délits ne relève même plus de la justice pénale. Lutter contre ces abus, pour un citoyen, c’est aller à contre-courant. Cependant, en ce qui concerne les criminels récemment graciés, Alena Popova note, à partir des réactions sur les réseaux sociaux, que même les habitants qui ont tendance à soutenir la guerre s’opposent à ces libérations.

Les familles des victimes luttent contre les grâces présidentielles

Les familles des victimes, elles, continuent à se mobiliser. Elles envoient des demandes au parquet général, à l'administration présidentielle, se battent simplement avec le système, explique Alena Popova. "La grande question est de savoir si ces proches de victimes pourront s’unir, si ça sera efficace. Mais apparemment, c'est la seule chance. Un peu sur le modèle du Comité des mères de soldats, très actif pendant les guerres de Tchétchénie".

Les féminicides, en Russie, sont un sujet de plus en plus tabou. Quelques rares artistes s'emparent de la question. C'est le cas de la poétesse Lida Youssoupova, exilée au Canada. Son recueil "verdicts" vient d'être traduit en français, aux Éditions Zoème. Elle décrit des affaires judiciaires, de violences domestiques notamment, en retravaillant les textes réels de condamnations datant de 2009 à 2017 qu’elle a trouvés sur internet.

"Presque l'intégralité de ces condamnations, à partir desquelles j’ai construit mes poèmes, n’ont jamais eu d’écho. On n’en a jamais parlé dans les médias. Ce sont des affaires de petits tribunaux, qui, si je n'en avais pas fait de poèmes, seraient tombées dans l’oubli pour toujours", raconte-t-elle.

Pour elle, la libération des criminels graciés prive forcément quelqu'un de vivre. "La première chose à laquelle je pense, c’est qu’une nouvelle vie va être enlevée. Quelqu'un a déjà été tué et quelqu'un d'autre mourra des mains de ces gens. Si cette guerre criminelle n’avait pas eu lieu, si ces grâces criminelles n’avaient pas eu lieu, alors quelqu’un aurait continué à vivre."

Situation en Ukraine

En Ukraine aussi, la guerre et le retour des hommes du front se traduit par une hausse des violences domestiques. Mais l'État est plus actif pour y faire face, dit Alena Popova.

"D’une part, les autorités ukrainiennes reconnaissent que les violences domestiques sont un problème. Et même en pleine guerre, elles ont lancé une application. Au moyen d’un seul bouton, vous pouvez signaler des violences dont vous avez été victime. Et leur cadre législatif est bien meilleur que le nôtre."

Avec la guerre qui fait rage, il n’est toutefois pas toujours facile de mettre en place des systèmes de protection. Il est impossible pour Kiev d’agir dans les zones occupées. Mais l’écart dans la lutte contre les violences faites aux femmes se creuse chaque fois davantage entre l’Ukraine - qui souhaite intégrer l’Union européenne - et la Russie, qui déploie des politiques de plus en plus conservatrices et liberticides.

Sujet radio: Isabelle Cornaz

Adaptation web: juma

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