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Ariane Lavrilleux: "Sans sources, il n'y a pas de journalisme possible"

La journaliste Ariane Lavrilleux a été victime d'intimidation policière pour une enquête sur des crimes de guerre contre civils égyptiens commis avec l'aide de l'armée française. [AFP - Ariane Lavrilleux]
La liberté de la presse menacée par la police en France: interview d’Ariane Lavrilleux / Tout un monde / 6 min. / le 22 septembre 2023
La journaliste française Ariane Lavrilleux, à l'origine de révélations fin 2021 sur un possible détournement égyptien d'une opération de renseignement française dans le pays, a passé cette semaine près de 40 heures en garde à vue. Sur les ondes de la RTS, elle juge qu'il s'agit d'une "attaque extrêmement grave" contre la protection des sources.

L'enquête a démarré à la section des affaires militaires et des atteintes à la sûreté de l'Etat du parquet de Paris par deux plaintes déposées par le ministère des Armées en janvier et novembre 2021, faisant "suite à la parution d'articles dans le média Disclose comportant des documents et photographies supportant la mention 'Confidentiel Défense', ainsi que des éléments susceptibles de permettre l'identification d'agents du renseignement", a précisé le Ministère public.

Disclose* avait affirmé dans un article publié en novembre 2021 que la mission de renseignement française "Sirli", débutée en février 2016 au profit de l'Egypte au nom de la lutte antiterroriste, avait été détournée par l'Etat égyptien qui se servait des informations collectées pour effectuer des frappes aériennes sur des véhicules de contrebandiers présumés, à la frontière égypto-libyenne.

Selon les documents obtenus par Disclose, "les forces françaises auraient été impliquées dans au moins 19 bombardements contre des civils, entre 2016 et 2018" dans cette zone.

>> Réécouter l'enquête d'Ariane Lavrilleux diffusée dans Tout un monde :

Un véhicule de l'armée égyptienne patrouillant dans la région du Sinaï (image d'illustration). [Mohamed Abd El Ghany]Mohamed Abd El Ghany
L'Egypte accusée d'exécutions sommaires sur des civils / Tout un monde / 6 min. / le 15 décembre 2021

Le site d'investigations en ligne a précisé mercredi sur X que selon ses informations, "les enquêteurs de la DGSI (Direction générale de la sécurité intérieure, n.d.l.r.) reprochent à [la] journaliste d'avoir signé 5 articles sur les ventes d'armes françaises à l'étranger, publiés dans le média depuis 2019". En outre, l'ancien militaire que la justice semble considérer comme l'une des sources de Disclose a lui été présenté jeudi aux juges d'instruction parisiens.

"J'ai fait mon travail"

A ce stade, Ariane Lavrilleux a été laissée libre sans poursuite. Interrogée vendredi dans l'émission de la RTS Tout un monde, la journaliste française estime qu'il s'agit d'une "attaque extrêmement grave" contre la protection des sources, et donc contre la liberté d'informer. "Ce qui m'a valu un interrogatoire, c'est tout simplement d'avoir fait mon travail de journaliste", estime Ariane Lavrilleux, qui a été correspondante de la RTS en Égypte.

Et d'ajouter: "Le gouvernement veut traquer mes sources. C'est la raison pour laquelle j'ai été perquisitionnée pendant près de dix heures à mon domicile. (...) En Egypte, j'avais réussi à éviter la garde à vue. J'étais assez soulagée d'avoir une vie normale. J'avais été visitée quelquefois par la police. Mais ça n'avait jamais été très loin. En fait, l'attaque la plus violente est venue du service de renseignement français, dans mon pays, à mon domicile."

Protéger ses sources

Un journaliste ne peut pas, ne doit pas dévoiler ses sources. D'ailleurs, la Cour européenne des droits de l'Homme souligne que "la protection des sources journalistiques est l'une des pierres angulaires de la liberté de la presse". "Si la profession ne réagit pas, si le monde politique ne réagit pas, si la communauté internationale ne réagit pas, d'autres attaques vont se poursuivre", estime Ariane Lavrilleux.

"Une attaque contre un journaliste est une attaque contre toute la communauté des journalistes. In fine, c'est la société, la démocratie qui vont payer. Sans sources, il n'y a pas de journalisme possible. Vous aurez des journaux avec des communiqués de presse, et c'est tout!"

Tous les documents n'ont pas été révélés

La journaliste ne remet pas en question l'existence du "Confidentiel Défense". "Des opérations doivent rester secrètes pour la sécurité de tous. Mais la sécurité de la Défense nationale ne peut pas être invoquée pour cacher des crimes", considère-t-elle.

Et de préciser: "Avec les journalistes de Disclose et de Complément d'enquête sur France 2, nous avons très longuement analysé ce que l'on devait, pouvait dire. Nous n'avons pas diffusé l'intégralité des documents. Nous avons enlevé tous les noms des militaires, les éléments qui pouvaient identifier des lieux. Notre volonté n'était pas de mettre en danger des personnes, mais de dévoiler une opération et une chaîne de commandement."

vajo avec afp

*A la fois média d'information et ONG, le site Disclose a été fondé en 2018 par deux journalistes d'investigation. Son financement repose exclusivement sur les dons, garantissant son indépendance éditoriale, explique Disclose sur son site, où toutes ses enquêtes sont en libre accès.

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Réaction unanime de la profession

L'annonce de la mesure coercitive visant la journaliste a suscité une profonde indignation dans la profession, qui s'inquiète pour la protection du secret des sources.

Des rassemblements ont eu lieu mercredi dans plusieurs villes, telles que Paris, Lyon ou Marseille.

Plusieurs associations majeures défendant la liberté de la presse, telles que Reporters sans frontières (RSF) et Amnesty International, ont également condamné la mesure.

Le porte-parole du gouvernement Olivier Véran a refusé mercredi de répondre à plusieurs questions sur cette affaire, lors du compte rendu du Conseil des ministres.