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Jean-Pierre Filiu: "Escorter les convois de captagon, l'une des missions essentielles de l'armée syrienne"

Saisie record d'amphétamine produite par l'EI. [Ciro Fusco]
Les pouvoirs de la drogue au Moyen-Orient: interview de Jean-Pierre Filiu / Tout un monde / 8 min. / le 7 août 2023
C'est une drogue que les fêtards s'arrachent en Arabie saoudite et qu'on commence à voir arriver par tonnes dans les ports européens: le captagon. Une sorte d'amphétamine produite exclusivement en Syrie, sous l'aile protectrice du régime de Bachar al-Assad.

Grâce au captagon, ce sont des milliards de dollars qui se déversent sur la Syrie, malgré les énormes sanctions internationales liées à la guerre. Le trafic de cette drogue de synthèse permet également au régime syrien de peser dans les négociations pour son retour sur la scène diplomatique, actée au mois de mai dernier au sein de la ligue arabe.

Invité de l'émission Tout un monde lundi, Jean-Pierre Filiu, historien spécialiste du Moyen-Orient, a expliqué que le clan Assad était ici directement à la manoeuvre. "A l'échelle du monde, Bachar al-Assad est le grand chef du trafic de captagon, avec son frère, qui est général de la garde présidentielle et commandant de la 4e division, la seule unité un peu opérationnelle de l'armée d'Assad", détaille-t-il.

Le fait de demander à Bachar al-Assad de brider le trafic de captagon ne changera rien.

Jean-Pierre Filiu

"L'une des missions essentielles de cette armée est de protéger la production de captagon et d'escorter les convois de trafiquants vers l'extérieur", ajoute-t-il.

Un système de "pompier pyromane"

Auteur de l'ouvrage "stupéfiant Moyen-Orient - une histoire de drogue, de pouvoir et de société" aux éditions du Seuil, Jean-Pierre Filiu explique qu'il existe avec le captagon un système de "pompier pyromane" bien connu en Syrie.

"Le père Assad (Hafez al-Assad, président syrien de 1970 à 2000, ndlr) le faisait cyniquement avec le terrorisme. Il l'alimentait et ensuite tout le monde venait à Damas pour lui demander de le limiter (...) C'est pareil avec le captagon. Bachar alimente le trafic et oblige les uns et les autres et notamment ses pairs arabes à venir discuter avec lui des moyens éventuels de brider... ce même trafic", souligne-t-il.

Bachar allume des incendies et attend qu'on vienne lui demander de les éteindre

Jean-Pierre Filiu

Un système qui ne serait, selon Jean-Pierre Filiu, rien d'autre qu'un piège tendu par le régime syrien. "Le fait de demander à Assad père d'entraver le terrorisme n'a jamais empêché la Syrie d'être un foyer majeur d'expansion du terrorisme. Le fait de demander à Bachar al Assad de brider le trafic de captagon ne changera rien. Il ne le fera jamais, car c'est au contraire en continuant de produire le captagon qu'il aura à sa merci les personnes qui aujourd'hui croient négocier avec lui et obtenir des concessions", analyse-t-il.

Pour celui qui est professeur à Science Po Paris, c'est ainsi que la famille Assad a toujours fonctionné. "Bachar allume des incendies et attend qu'on vienne lui demander de les éteindre (...) avec un degré de cynisme, de violence et d'absence scrupules qui reste toujours surprenant".

La main tendue de Riyad

Dans ce contexte, les efforts de l'Arabie saoudite pour réintégrer Damas dans la diplomatie moyen-orientale sont surprenants.

"L'Arabie saoudite est le marché principal. La classe moyenne urbaine qui ne peut pas s'offrir de l'alcool, qui reste toujours illégal, trouve dans ces petites pilules d'amphétamine extrêmement addictives le moyen de se divertir. On a donc un marché solvable et pratiquement inextinguible. Ce qui est toutefois frappant, c'est que Mohammed Ben Salmane, dirigeant de fait de l'Arabie saoudite, a passé l'éponge sur le fait qu'al-Assad était le principal dealer de son pays, en l'invitant au dernier sommet arabe", s'étonne l'expert.

Frontalière, la Jordanie a par exemple eu une approche beaucoup plus directe, puisqu'elle a bombardé le sud de la Syrie à la veille de la réunion de la Ligue arabe, éliminant au passage Maraiî al-Ramthan, qu'on appelait "l'Escobar" du captagon.

"En sentant la pression à sa frontière, la Jordanie n'a pas attendu que Bachar s'en débarrasse ou le livre. Elle sait qu'il ne faut absolument pas accorder de crédit à de tels engagements de la part de la dictature syrienne", conclut Jean-Pierre Filiu.

Propos recueillis par Céline Tzaud

Adaptation web: Tristan Hertig

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