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"En Bosnie, les gens ont tous la même aspiration: avoir une vie normale"

La Bosnie-Herzégovine. [AP/Keystone - Hidajet Delic]
La Bosnie-Herzégovine menace d’éclater: interview d’Aline Cateux / Tout un monde / 10 min. / le 20 janvier 2022
La Bosnie-Herzégovine est-elle sur le point d'éclater, 27 ans après la fin du conflit en ex-Yougoslavie? Quelques mois avant la tenue d'élections, la montée d'un discours haineux et les volontés sécessionnistes de la partie serbe font craindre le pire.

Anthropologue à l'Université de Louvain-la-Neuve, spécialiste de la Bosnie-Herzégovine, Aline Cateux était invitée jeudi dans l'émission Tout un monde pour décrypter la situation actuelle dans le pays des Balkans, composé de deux entités autonomes et de trois peuples: les Croates catholiques, les Bosniaques musulmans et les Serbes orthodoxes.

Tout un monde: Comment en sommes-nous arrivés à cette situation explosive en Bosnie-Herzégovine?

Aline Cateux, depuis Sarajevo: C'est un processus qui est en route depuis 2006, au moment où l'Union européenne (UE) a repris la main sur la Bosnie-Herzégovine, après l'Otan. La politique qu'elle a menée n'a pas été assez solide et a échoué. L'UE n'a pas opposé suffisamment de choses aux nationalistes qui, eux, ont fait leur chemin tranquillement. C'est le cas de Milorad Dodik. Depuis 2007, il parle ouvertement de sécession de la Republika Srpska. C'est son objectif, ça lui a pris 15 ans pour préparer la crise qui a éclaté à l'automne.

Qu'est-ce qui a changé par rapport à la crise des années 1990?

La différence, c'est qu'il y a moins de moyens. Il faut des gens pour se battre en Bosnie-Herzégovine si on veut réellement faire la guerre, puisque tout le monde a cela en tête. Mais personne ne se battra pour le pays, ou très peu de gens. Dans les années 1990, l'Armée populaire yougoslave avait laissé, lors de son retrait, tout son armement à l'armée des Serbes de Bosnie.

Des formes plus sporadiques et isolées de violence suffiraient largement à déstabiliser le pays.

Aline Cateux, anthropologue spécialiste de la Bosnie-Herzégovine

Aujourd'hui, je pense que les conditions pour une guerre similaire ne sont pas réunies. Cela n'exclut pas un réel danger du retour de la violence armée, mais elle pourrait prendre des formes plus sporadiques et isolées, notamment dans l'est de la Bosnie, ce qui suffirait largement à déstabiliser le pays.

Qui sont les acteurs dans cette escalade?

Les tensions politiques sont elles-mêmes fabriquées par les trois partis ethno-nationalistes, qui ont des intérêts communs. C'est un Etat qui a été capté par les cercles mafieux proches de ces partis nationalistes, qui s'accaparent les budgets publics et les marchés publics. Les tensions entre eux sont fabriquées. Les trois partis, leurs chefs, leurs familles et leurs clients, partagent le même intérêt: continuer à capter l'argent public.

On parle beaucoup de Milorad Dodik, le leader de la Republika Srpska. Quels sont ses objectifs?

Membre serbe de la présidence collégiale de Bosnie, Milorad Dodik est notamment accusé par les Etats-Unis de "menacer la stabilité des Balkans". [Keystone]
Membre serbe de la présidence collégiale de Bosnie, Milorad Dodik est notamment accusé par les Etats-Unis de "menacer la stabilité des Balkans". [Keystone]

Il faut comprendre que Milorad Dodik est un profiteur de guerre. Il a bâti sa fortune sur le marché noir et certains trafics pendant la guerre. Il a continué après avec sa famille, ses amis. Le fait d'être au pouvoir, d'abord comme Premier ministre, puis comme président de la République serbe, et maintenant en tant que membre serbe de la présidence tripartite de Bosnie-Herzégovine, lui permet de continuer à capter les marchés publics, qu'il continue à attribuer à ses proches.

Son objectif est de se maintenir au pouvoir coûte que coûte pour continuer à s'enrichir et éviter une situation où l'on n'est plus protégé par sa fonction. C'est la même chose pour Dragan Covic, le leader des nationalistes croates, mais aussi pour Bakir Izetbegovic, du parti nationaliste bosniaque.

Pourquoi a-t-il choisi de mettre le feu aux poudres maintenant?

Milorad Dodik a pensé pouvoir attendre 2024 et une éventuelle réélection de son allié Donald Trump pour se maintenir au pouvoir. Mais je pense qu'il a compris qu'il n'allait pas pouvoir attendre jusque-là, parce que son électorat s'enfuit et qu'il est de plus en plus en difficulté pendant les élections.

Milorad Dodik fonctionne à la tactique et son manque de stratégie fait que, désormais, il ne va pouvoir aller que dans l'escalade.

Aline Cateux

Son plan de sécession arrive un peu plus tôt que ce que lui et ses amis russes avaient prévu. Milorad Dodik n'est pas un stratège. Il fonctionne à la tactique et son manque de stratégie fait que, désormais, il ne va pouvoir aller que dans l'escalade. Il n'a aucune porte de sortie.

Qu'en est-il sur le terrain, au sein de la population?

Dans le discours, on parle beaucoup de tensions inter-ethniques, voire de tensions intercommunautaires, et on laisse entendre que c'est le cas sur le terrain. De mon expérience sur place à Mostar, qui est toujours montrée comme une ville divisée, lorsqu'on laisse les gens vivre avec leur voisinage, sans entretenir cette peur de l'autre, les choses se passent extrêmement bien. Ils ont tous les mêmes aspirations: avoir une vie normale, pouvoir évoluer sans peur et offrir un avenir à leurs enfants, habiter dans une ville propre.

Propos recueillis par Eric Guevara-Frey

Adaptation web: Jérémie Favre

>> Ecouter aussi le reportage de Tout un monde dans la ville de Mostar :

Le pont de Mostar - reconstruit en 2004 - peine à rapprocher Bosniaques et Croates habitant une ville toujours divisée. [Wikimedia - Inkey]Wikimedia - Inkey
La Mostar Rock School veut rassembler la jeunesse de Bosnie-Herzégovine autour de la musique: interview d’Aline Cateux / Tout un monde / 7 min. / le 20 janvier 2022
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L'ONU dénonce les discours haineux en Bosnie

Depuis la fin de la guerre inter-communautaire (1992-95), la Bosnie est composée de deux entités, la  Republika Srpska (RS) et une fédération croato-musulmane, unies par un gouvernement central initialement faible mais renforcé au fil des ans sous la pression des Occidentaux, au grand dam des Serbes de Bosnie.

Milorad Dodik, membre serbe de la présidence collégiale de Bosnie, a lancé récemment un processus de retrait de la RS de plusieurs institutions de l'État central bosnien, l'armée, la justice et les impôts, s'attirant les foudres des États-Unis qui ont annoncé de nouvelles sanctions financières contre cet homme politique, ancien favori des Occidentaux devenu pro-russe.

"Climat de peur et d'insécurité"

L'ONU a fait part mi-janvier de son inquiétude face à l'augmentation en Serbie et en Bosnie des discours haineux. Ceux-ci alimentent "un climat de peur et d'insécurité" quelques mois avant la tenue d'élections dans ces deux pays.

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"Nous sommes profondément préoccupés par les récents incidents survenus en Bosnie-Herzégovine et en Serbie lors desquels des individus ont glorifié des atrocités et des criminels de guerre condamnés, ont tenu des discours haineux à l'encontre de certaines communautés et, dans certains cas, ont directement incité à la violence", a déclaré une porte-parole du Haut-Commissariat de l'ONU aux droits de l'homme.

"L'augmentation des discours haineux, la négation des génocides et d'autres atrocités et la glorification des criminels de guerre dans les Balkans mettent en évidence l'échec à faire pleinement face au passé", a-t-elle soutenu.

Un portrait de Mladic

Ces incidents se sont déroulés dans divers lieux de la Republika Srpska (RS), entité des Serbes de Bosnie dont les dirigeants évoquent régulièrement l'idée d'indépendance. A Foca (est), plusieurs centaines de personnes ont assisté aux célébrations de cette fête de l'entité serbe de Bosnie. Elles ont déplié pour l'occasion sur la façade d'un immeuble un grand portrait de Ratko Mladic, ancien général des Serbes de Bosnie condamné à la perpétuité pour des crimes de guerre en Bosnie, notamment pour le massacre de Srebrenica et le siège de Sarajevo.

"L'incapacité à prévenir et à sanctionner de tels actes, qui alimentent un climat d'anxiété extrême, de peur et d'insécurité au sein de certaines communautés, constitue un obstacle majeur à l'instauration de la confiance et à la réconciliation", a-t-elle insisté.