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Y a-t-il le plein de kérosène dans l'avion ?

Ravitaillement en kérosène sur l'aéroport de Roissy en 2006. [AFP - Jack Guez]
Ravitaillement en kérosène sur l'aéroport de Roissy en 2006. - [AFP - Jack Guez]
Les compagnies aériennes cherchent à optimiser leur consommation de carburant. Car avec un cours du pétrole à la hausse, c'est un bon moyen pour réaliser des économies importantes. Les pilotes sont responsables de la quantité de kérosène embarqué. Prennent-ils des risques ? Enquête.

Depuis le début de l’année, les cours du pétrole ont grimpé d'environ 20%. Au mois d'octobre, le baril dépassait les 80 dollars. Une tendance maintenue à la hausse par les tensions géopolitiques. Dans ce contexte, les prix à la pompe ont pris l’ascenseur et celui du kérosène également. Pour les compagnies aériennes, le fioul représente un investissement important. D’après l’Association internationale du transport aérien (IATA), en 2018 le carburant représente 22,5 % des dépenses totales des compagnies, une proportion en hausse depuis deux ans.



Dans un marché de l'aviation ultra-concurrentiel, où les marges sont réduites au minimum, on est préparé aux fluctuations de prix. Pour y faire face, les compagnies aériennes pratiquent des politiques de couverture. En clair, il s'agit de contrats d'achats à des prix fixes sur une période donnée. Des politiques qui ont un coût mais qui permettent d'absorber ces fluctuations. Ainsi, une compagnie comme Easyjet couvre 85 % de son fioul.

Mais sur le long terme, la plupart des compagnies ont mis en place des politiques afin de maîtriser la consommation de kérosène. Par exemple, en investissant pour avoir une flotte d’avions modernes, généralement moins gourmands. Un autre moyen, c'est d'optimiser la consommation en ne transformant pas les avions en citernes.

Embarquer la bonne quantité de kérosène

C'est d'une logique implacable, un avion plus lourd consomme plus de carburant. Donc, remplir les réservoirs au plus juste induit une économie de carburant. Multipliez les gains par le nombre de vols d'une compagnie et vous obtiendrez des économies substantielles, avec, de surcroît, des émissions de CO2 plus basses.

Ce sont les commandants de bord qui décident de la bonne quantité de kérosène à embarquer pour amener l'avion à bon port. En plus des quantités calculées pour le trajet, ils doivent ajouter des marges en fonction essentiellement des prévisions météo et de l'état du trafic. Les pilotes disposent également de statistiques de consommation sur la destination. Ces informations doivent leur permettre de faire les bons choix, et surtout de prendre les bonnes marges.

Mais par nature, la navigation est faite d'imprévus et n'embarquer que le minimum imposé par la législation européenne serait risqué. Alors en optimisant la quantité de kérosène embarqué, ne prend-on pas le risque, un jour, d'en manquer ? Pour Marc Vionnet, porte-parole du syndicat de pilotes Aeropers, commandant de bord chez SWISS et pilote depuis 27 ans, on est aujourd'hui beaucoup plus attentifs à l'optimisation des quantités de kérosène embarquées.

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Pour Marc Vionnet, porte-parole du syndicat de pilotes Aeropers, on est beaucoup plus attentif à l'optimisation des quantités de kérosène embarquées / L'actu en vidéo / 1 min. / le 16 novembre 2018

Des avions en panne sèche, c'est possible ?

Récemment, l'aviation civile a connu un crash lié à un manque avéré de carburant. C'était le vol 2933 de LaMia Airlines le 28 novembre 2016. L'avion devait relier Santa Cruz de la Sierra en Bolivie à Medellín en Colombie. Il s'est écrasé sur une colline à seulement quelques kilomètres de sa destination. Le rapport d'enquête a établi qu'il manquait plus de 2 tonnes de fioul pour assurer la sécurité du vol. Septante-et-une personnes ont perdu la vie dans ce crash.

Heureusement, de telles catastrophes sont extrêmement rares. Par contre, des incidents arrivent chaque année. Selon l'Office fédéral de l’aviation civile (OFAC), deux incidents ont été répertoriés dans le ciel suisse en 2016, un en 2017 et un autre en 2018. Ces aéronefs, qui ont communiqué des incidents "low fuel warning" ou "declared fuel emergency", n'étaient pas pour autant en panne sèche.

Un à deux incidents sans gravité sont signalés chaque année.

Antonello Laveglia, porte-parole Office fédéral de l'aviation civile.

Sans donner plus de détail sur les compagnies concernées, Antonello Laveglia de l'OFAC explique "qu'il s'agit d'avions qui n'ont pas franchi la limite de réserve", qui oblige tout appareil à avoir dans ses réservoirs pour au moins 30 minutes de vol. "Cela nous laisse penser que les compagnies aériennes prévoient suffisamment de carburant et respectent ainsi les dispositions légales", déclare Antonello Laveglia.

Du côté des pilotes, on s'inquiète pourtant de la fréquence de ces incidents. Dans son rapport annuel 2017, la European Cockpit Association (ECA), qui représente les pilotes de 36 pays d'Europe, fait état de ses inquiétudes : "alors que la plupart des compagnies aériennes préconisent une planification responsable du carburant, pour d'autres, l'économie de carburant est devenue un objectif primordial. Les deux dernières années, une série d'incidents graves, en raison des faibles niveaux de carburant, ont eu lieu en Europe."

Les pilotes sous pression ?

Dans un article publié sur son site, l'ECA fait le constat que les pilotes sont "lourdement affectés par la course aux économies de carburant." Et d'ajouter que "les pilotes doivent résoudre l'impossible équation qui consiste à charger suffisamment de carburant pour disposer d'une marge de sécurité raisonnable et se conformer aux objectifs de réduction des coûts de leur direction."

Les pilotes risquent-ils de se retrouver pris en étau ? Pour Marc Vionnet, les compagnies franchissent une zone dangereuse si elles croisent les statistiques avec les noms des pilotes.

Marc Vionnet [RTS]
Pour Marc Vionnet, porte-parole du syndicat de pilotes Aeropers, les compagnies franchissent une zone dangereuse si elles croisent les statistiques avec les noms des pilotes. / L'actu en vidéo / 1 min. / le 16 novembre 2018

Le modèle low cost dans le radar

Il y a quelques années, la compagnie irlandaise Ryanair, numéro 1 du low cost en Europe, a été montrée du doigt pour avoir dressé des listes de ses pilotes selon leur consommation de fioul. Certains commandants de bord ont témoigné des pressions subies pour embarquer le moins possible de carburant. La presse s'en est fait l'écho en 2012, suite à plusieurs atterrissages d'urgence pour cause de manque de kérosène. Comme pour les incidents dans le ciel suisse, la limite de réserve n’avait pas non plus été franchie.

Les vols incriminés avaient dû être déroutés en raison d'orages et étaient en attente à cause de la densité du trafic. Alors la législation est-elle suffisante ? Avec un trafic aérien densifié à l'extrême, les compagnies sont-elles toutes à la même enseigne ? Pour Marc Vionnet, les compagnies low cost bénéficient des autres compagnies qui prennent plus de carburant.

Marc Vionnet [RTS]
Pour Marc Vionnet, porte-parole du syndicat de pilotes Aeropers, les compagnies low cost profitent des autres compagnies qui prennent plus de carburant / L'actu en vidéo / 23 sec. / le 16 novembre 2018

Nous avons sollicité le numéro 1 suisse du low cost, l'anglais easyJet. L'entreprise n'a pas souhaité répondre dans une interview. Elle nous indique simplement que: "les minimums de carburant pour chaque vol, ainsi que les réserves obligatoires sont clairement définies par la législation européenne EASA. Il est toujours de la responsabilité des pilotes de gérer le niveau de carburant et de décider si des réserves additionnelles sont nécessaires en fonction des conditions spécifiques du vol. (…)"

On doit justifier sur le plan de vol toute charge supplémentaire de kérosène.

Pilote chez easyJet

Un pilote d'easyJet que nous avons rencontré confirme ne pas ressentir de pression à proprement parler de la part de son employeur. Il explique cependant que la compagnie est de plus en plus attentive à la consommation de fioul. Chaque pilote doit justifier par écrit lorsqu'il charge une quantité supplémentaire de carburant. "La plupart du temps, on écrit simplement "météo" ou "trafic aérien" dans le plan de vol. Il y a une vraie réflexion qui permet de faire de vraies économies", déclare-t-il, en ajoutant que périodiquement lui et ses collègues reçoivent des communications pour les encourager aux économies de kérosène.

Au final, c'est la question du facteur humain qui est en jeu. Personne ne conteste aux pilotes la responsabilité du kérosène embarqué. Mais leurs conditions de travail ont beaucoup changé. Incitations aux économies, mais aussi pression sur les horaires et les cadences de vol.

Pour maintenir des prix attractifs, le contrôle des dépenses est indispensable à tous les niveaux. Les compagnies low cost sont en pointe dans ce domaine. En 2015, easyJet nommait son premier responsable d'analyse de données afin d'accroître l'utilisation de l'intelligence artificielle. "Elle permettra de renforcer l'efficacité, réduire les coûts, accroître la rentabilité… ". Dans ce contexte, les pilotes auront-ils toujours le dernier mot ? A suivre...

>> Le sujet de la Matinale sur les difficultés à optimiser les coûts liés au carburant :

Y a-t-il le plein dans l'avion ?
Les compagnies aériennes cherchent à optimiser leur consommation de carburant / La Matinale / 1 min. / le 16 novembre 2018

David Nicole

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