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L'interdiction de promouvoir les laits infantiles est régulièrement enfreinte

Lait en poudre pour bébé: certains fabricants n’hésitent pas à violer la loi de ce marché très réglementé
Lait en poudre pour bébé: certains fabricants n’hésitent pas à violer la loi de ce marché très réglementé / 19h30 / 4 min. / le 24 juin 2018
La publicité et les rabais sur les laits en poudre pour bébés sont interdits depuis 1982 afin de favoriser l’allaitement. Cette règle de l’OMS, reprise par la loi fédérale, est toutefois contournée par les fabricants en Suisse.

C’est une poudre blanche qui vaut de l’or: vendus seulement 2 à 3 centimes par gramme, les laits infantiles sont une manne pour les fabricants puisqu'un nourrisson non allaité en consomme en moyenne 43 kg, soit plus de 1200 francs rien que pour la première année.

L’enjeu est donc immense, d'autant que les producteurs de lait en poudre doivent capter de nouveaux clients sans faire de publicité. En effet, l’OMS interdit toute promotion des substituts du lait maternel 1er âge, afin de favoriser l’allaitement exclusif jusqu’à 6 mois.

En Suisse, l’ordonnance sur les denrées alimentaires précise ainsi que "la publicité pour les préparations pour nourrissons assortie de pratiques promotionnelles de vente directe au consommateur, telles que distribution d'échantillons, bons de réduction, primes, ou autres moyens publicitaires ayant ce but, tels qu'étalages spéciaux, offres spéciales ou ventes couplées, est interdite." (Article 41.3 ODOUAIs)

Le marketing cible les parents dès la maternité

Alors pour recruter les futurs consommateurs, les fabricants rusent et poussent directement la porte des maternités. Au centre de nutrition infantile des Hôpitaux universitaires genevois (HUG), où près de 400 biberons sont préparés chaque jour, une rotation est effectuée entre les laits en poudre pour ne favoriser aucune marque: en ce moment, le lait 1er âge est de la marque Nestlé, et ceux des 2e et 3e âges sont d’autres fabricants.

Ce système de tournus existe dans la majorité des hôpitaux cantonaux. Mais malgré cette précaution, les deux géants Nestlé et Danone sont distribués partout, à la différence de Hipp et Hero.

Malgré le fait que la majorité des hôpitaux cantonaux effectue une rotation entre les marques de lait pour bébé, l'enquête de la RTS montre que les deux géants Nestlé et Danone sont distribués partout à la différence de Hero et Hipp.
Malgré le fait que la majorité des hôpitaux cantonaux effectue une rotation entre les marques de lait pour bébé, l'enquête de la RTS montre que les deux géants Nestlé et Danone sont distribués partout à la différence de Hero et Hipp.

Du côté du CHUV, on explique pourtant que "tous les laits se valent en termes de qualité et de sécurité", grâce au "cadre réglementaire très strict" en Suisse. Pourquoi alors choisir les deux leaders du marché? Si la disponibilité et les stocks sont martelés comme principaux arguments, l’Hôpital du Jura reconnaît aussi que "le marketing et l’habitude prévalent le plus souvent".

Si on commence avec une marque de lait à la maternité, les mamans se disent qu'il est validé par le corps médical et donc, de retour à la maison, elles continuent avec.

Blandine Castella, sage-femme

Alors que ces laits sont normalement distribués dans des biberons neutres sans logo, ce n'est pas le cas pour les nouveaux-nés, qui reçoivent de petites bouteilles prêtes à l’emploi estampillées Beba, une gamme de lait infantile de chez Nestlé. Une fois rentrés chez eux, les parents rachètent la marque.

Blandine Castella, sage-femme depuis 10 ans, est convaincue de l'efficacité de ce subtil marketing: "Quand on vient d’accoucher, on est plus sensible à tout ça. On est fatiguée et on a ce désir de bien faire, d’être une bonne maman. Si on commence avec une marque de lait à la maternité, les mamans se disent qu'il est validé par le corps médical et donc, de retour à la maison, elles continuent" à l'utiliser.

Coupons de réduction dans les coffrets offerts aux mamans

Autre astuce marketing: les coupons de réduction, offerts aux mamans par le biais de coffrets cadeaux. La boîte distribuée actuellement par les sages-femmes ou des pédiatres contient ainsi un bon de 20 francs valable chez Coop, entre autres pour l’achat de lait 1er âge.

Contacté par la RTS, le distributeur estime que le bon est conforme à la législation. Mais Karola Krell, directrice de la Swiss Association of Nutrition Industries, une association qui représente les fabricants de laits infantiles, reconnaît pour sa part qu'il s'agit d'"une claire violation de la loi". Selon elle, "il faut absolument corriger ça et préciser que les laits premier âge sont exclus de cette promotion".

Différences minimes au niveau des emballages

En ce qui concerne la publicité, les fabricants ont aussi trouvé une parade, grâce aux emballages. En Suisse, la publicité est interdite pour les boîtes de lait 1er âge, mais elle est autorisée pour les laits à partir de six mois. Or dans les rayons, les boîtes de lait 1er, 2e ou 3e âge de la plupart des fabricants sont très similaires.

Entre les laits 1er âge et ceux des âges suivants, les différences d'emballages sont souvent minimes.
Entre les laits 1er âge et ceux des âges suivants, les différences d'emballages sont souvent minimes.

La loi est pourtant explicite: "L’étiquetage doit garantir une distinction claire entre les préparations de suite et les préparations pour nourrissons, et doit exclure tout risque de confusion, en particulier au travers des textes, représentations et couleurs utilisés" (art. 14. 6 Ordonnance sur les denrées alimentaires destinées aux personnes ayant des besoins nutritionnels particuliers).

Impossible toutefois d'en savoir plus sur ce sujet auprès des fabricants; Nestlé et Bimbosan ont refusé les demandes d'interview de la RTS.

Des centaines de violations chaque année

Selon l’ONG genevoise GIFA, qui fait la promotion de l'allaitement maternel, le nombre de violations de ces principes augmente dans le monde depuis dix ans. "Dans le rapport de 2010, il y a eu 500 violations; dans le rapport de 2014, on en a enregistré 800 et dans le rapport de 2017, on arrive à 792 violations annuelles", explique Alessia Bigi, chargée de programme.

La conseillère nationale Yvonne Feri (PS/AG) considère qu'il est urgent d’interdire la publicité jusqu'à 12 mois. Pour elle, les laits doivent pouvoir être clairement distingués selon les âges, même si elle reconnaît qu'"il est naturel que les fabricants d'alimentation infantile veuillent gagner de l’argent".

La socialiste a déposé en septembre une motion en ce sens. Le texte n’a pas encore été débattu sous la Coupole, mais les fabricants ont d’ores et déjà réagi. "On a remarqué qu'on peut faire plus d’efforts et développer des critères communs pour faire une meilleure différenciation" souligne la représentante des fabricants de laits infantiles Karola Krell.

Mais il faudra être patient, prévient l’industrie: deux à trois ans seront nécessaires pour changer les emballages.

Cécile Tran-Tien et Dimitri Zufferey / ptur

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Quel contrôle en Suisse ?

Depuis 1995, il existe un Codex Panel chargé de surveiller le Code de conduite des fabricants pour la commercialisation des préparations des nourrissons. Cet organe est composé de 12 membres dont 50% sont des représentants des fabricants (Milupa, Nestlé, Hipp, Hochdorf, Hero, Holle, Bimbosan). Le Codex Panel n’a pas de pouvoir de sanction, il doit transmettre les cas litigieux aux autorités cantonales, ce qui n’est jamais arrivé comme nous l’a confirmé Karola Krell, secrétaire du Codex Panel.

Business du lait infantile en chiffres :

- Nestlé réalise plus de 11% de son chiffre d'affaires avec la nutrition infantile

- 100 millions de kilos de lait sont transformés chaque année dans l’usine Nestlé de Konolfigen, soit l’équivalent de 40 piscines olympiques

- 2/3 des bébés chinois reçoivent du lait en poudre en Chine. Depuis la fin de la politique de l’enfant unique, la demande explose. Les fabricants suisses comme Bimbosan développent des produits spécifiques pour répondre à ce marché.

- 30 milliards de dollars dans le monde, c’est ce que représente le marché global de la nutrition infantile, dont 50% en Asie. Le marché devrait atteindre plus de 63 milliards d’ici 2021.