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Christophe Barman: "Les gens commençaient à se plaindre de l'emplacement de la machine à café"

#Helvetica: Christophe Barman, co-fondateur Loyco
#Helvetica / 20 min. / le 28 octobre 2023
Christophe Barman s'est donné une mission dans la vie: "changer le monde à travers de belles aventures humaines". Dans l'émission Helvetica, il revient sur cet objectif qu'il a intégré dans son entreprise Loyco en instaurant un management qui se passe de chef.

Ne l'appelez plus "CEO" ou "patron": Christophe Barman, 42 ans, se définit dorénavant comme "fondateur" de l'entreprise Loyco, qu'il a créée en 2013 et qui fonctionne depuis cinq ans sur le modèle de l'holacratie, rebaptisée "loycocracy" dans le cadre de l'entreprise genevoise.

Ce système de gouvernance horizontale abolit la hiérarchie pyramidale avec comme but "de permettre à chaque collaborateur de s'impliquer davantage dans le fonctionnement de l’entreprise et dans la prise de décision", écrit sur son site internet la PME, qui gère pour le compte de ses clients toutes sortes de processus administratifs, comme la gestion des salaires et des absences, la comptabilité, la gestion des risques, le marketing ou encore la fiscalité.

Invité dans l'émission Helvetica de la RTS, il se remémore le moment où son entreprise a décidé de franchir le pas de l'holacratie. "L'histoire d'une start-up est toujours un peu pareille. Au début, il y a un engagement collectif hyper fort, qui n'est pas basé sur une rémunération forte, on est assis sur des cartons, on travaille la nuit... bref, on a tout pour être malheureux et pourtant on est à fond", raconte-t-il.

Et de poursuivre: "On se rend compte avec le temps que tout cela diminue. Il y a moins d'engagement, pour deux raisons: dans une start-up, tout se discute autour de la table, tout le monde a le pouvoir, même s'il y a un directeur général. Avec la croissance, on va créer des strates hiérarchiques et on va éloigner les gens du pouvoir, ils peuvent moins faire. Il y a un deuxième pilier important, c'est le savoir. En éloignant les gens de ces deux choses, on a senti un pas de retrait après quelques années d'existence. Ensuite, on était relativement bien payés, on avait des horaires plus ou moins corrects, mais les gens commençaient à se plaindre de l'emplacement de la machine à café. On ne comprenait pas ce qu'il se passait. On s'est dit: 'il faut qu'on change quelque chose'."

>> Lire : Travail sans chef, l'holacratie séduit le monde des entreprises

"Un système hyper suisse"

Cet hyperactif – qui est aussi président de la Fédération romande des consommateurs (FRC), coprésident de la Fédération suisse des entreprises (FSE), et très investi dans plusieurs associations sportives romandes – estime avoir introduit un système "hyper suisse" au sein de son entreprise.

"On est dans une logique d'exercice de l'autorité par le consensus. On a aussi deux cercles de gouvernance qui prennent les décisions – un conseil d'administration et les actionnaires. Les deux chambres doivent être d'accord pour prendre une décision, sinon il y a un système de navette qui se met en place, donc c'est très fédéral comme système", se réjouit Christophe Barman.

Le modèle mis en place dans l'entreprise genevoise se base sur la confiance. "J'ai toujours été choqué de constater qu'une organisation est le seul endroit après les jupes de votre mère ou les pantalons de votre père, où on vous dit à quelle heure vous devez arriver et ce que vous devez faire, parfois même comment vous habiller", analyse celui qui a été patron de l'entreprise familiale Unirisc Group à l'âge de 29 ans seulement, après un parcours classique qui l'a mené des bancs d'HEC Lausanne, au trading dans une entreprise au Canada.

De collaborateurs à entrepreneurs

Chez Loyco, l'autorité dépend donc du rôle de chacun en responsabilisant les collaborateurs et collaboratrices, qui deviennent en quelque sorte des entrepreneurs au sein même de l'entreprise grâce à la liberté qui leur est accordée. Mais pas forcément besoin d'avoir la fibre entrepreneuriale pour y travailler, précise Christophe Barman.

"Si vous voulez avoir un rôle, comme celui de gestionnaire de salaires, vous pouvez prendre uniquement ce rôle-là. On a une organisation qui laisse le choix et qui fonctionne, dans la perspective d'une évolution de carrière, par polarisation. On va prendre des rôles qui nous intéressent et dans lesquels on a du talent. A l'inverse d'un management vertical, on ne va pas vous coller dans des rôles pour lesquels vous êtes nuls. Cela engendre beaucoup de souffrance. On dit que 80% des départs dans une entreprise sont liés au chef direct", détaille-t-il.

Christophe Barman reconnaît toutefois que son entreprise est une "vraie usine à burn-out potentiels". "Quand vous entreprenez, vous avez envie que ça marche, que vos collègues soient fiers de vous, que l'organisation évolue avec vous. Quand il y a un échec, c'est beaucoup plus dur dans une situation d'autonomie, que lorsque votre chef vous tape sur les oreilles en disant qu'on a fait faux. On est dans un modèle qui expose plus les gens et parfois certains peuvent mal le vivre."

Le plaisir de travailler est malgré tout recherché. "Au début, on en parlait et j'y croyais beaucoup. En tant qu'entrepreneur, on sent le plaisir et on croyait que tout le monde, en accédant à ce rôle partagé d'entrepreneur, allait avoir du plaisir. Un jour, un de mes administrateurs m'a dit: 'Christophe, à force de dire aux gens qu'on travaille sur le plaisir, tu vas créer des gens déçus parce que tu places la barre trop haut.' Le travail reste de la dureté. Mais on a un modèle qui favorise le plaisir", estime-t-il.

"Changer le monde"

Aujourd'hui, Christophe Barman n'a plus officiellement un rôle de chef, mais cela n'est-il pas encore implicite? "C'est un leadership d'entraînement, de vision. Mais je n'ai aucune autorité sur le salaire d'une personne, sur le fait de pouvoir l'engager ou la licencier, sur le budget marketing. J'ai un leadership, certains disent que j'ai du charisme, et quand il y a un projet auquel je crois, j'essaie de faire en sorte qu'il passe, mais les gens me disent de me calmer", reconnaît ce passionné de ski et de montagne, à laquelle il aime se reconnecter régulièrement.

Dans la vie, ce papa de deux petites filles s'est donné une mission personnelle "ambitieuse": changer le monde à travers de belles aventures humaines, avec un leitmotiv, la durabilité, ce qui l'a poussé à s'engager à la FRC. Il n'entend toutefois pas, du moins dans un avenir proche, s'engager en politique.

"Je le fais déjà un peu dans le cadre de la FRC, aussi à la FSE avec l'idée que l'économie est un des gros problèmes de notre monde, mais qu'elle peut aussi être la solution. Pour cela, il faut qu'on évolue, qu'on arrête le greenwashing. C'est ma façon de faire de la politique, j'aime les combats collectifs", conclut-il.

Propos recueillis par Elisabeth Logean

Adaptation web: Jérémie Favre

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