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Le procureur extraordinaire brille par son absence dans l'affaire des écoutes illicites

Affaire des écoutes illicites à Genève: le procureur Aubert sous le feu des critiques
Affaire des écoutes illicites à Genève: le procureur Aubert sous le feu des critiques / Forum / 3 min. / le 7 mars 2024
Le procureur général neuchâtelois Pierre Aubert entend classer la plainte de deux promoteurs immobiliers genevois contre une procureure. Sa passivité apparente surprend. Il s'explique.

Il a suffi d'un courrier d'à peine une page pour mettre le feu aux poudres. Le 9 janvier 2024, le procureur général neuchâtelois Pierre Aubert informe les avocats de deux promoteurs immobiliers genevois condamnés pour avoir plumé des centaines de personnes qu'il entend classer leur plainte pour abus d'autorité déposée à l'encontre de la procureure qui a instruit le dossier et d'un policier qui a participé à l'enquête.

Dévoilée le 27 février par Léman Bleu, cette lettre a provoqué une réaction musclée des avocats des professionnels de l'immobilier. Sur le plateau de la télévision genevoise, Mes Didier Bottge et Nicola Meier ont dénoncé l'inaction de Pierre Aubert dans cette affaire.

Qu'en est-il vraiment? Le Pôle Enquête de la RTS s'est plongé dans le dossier pénal. Une chose est sûre, dans ces quelque 1200 pages, le procureur général neuchâtelois brille par son absence. Il n'a pas mené le moindre acte d'instruction.

Tollé et procès suspendu

Pour comprendre comment le Neuchâtelois s'est retrouvé embarqué dans cette affaire très médiatisée dans le canton de Genève, il faut rembobiner le fil.

Lors de leur premier procès, "les rois de l'esbroufe immobilière", pour reprendre un titre du Temps, écopent de quatre ans de prison ferme pour avoir "dépouillé des centaines de personnes de leurs économies, parfois de toute une vie", selon les mots du Tribunal correctionnel.

Ils font appel, mais juste avant le deuxième procès, ils découvrent que, lors de l'instruction pénale, des policiers ont écouté et parfois retranscrit des échanges téléphoniques avec leurs avocats, ce qui est illégal. Ils déposent alors une plainte pénale pour abus d'autorité à l'encontre de la procureure et d'un policier.

Le procureur général genevois Olivier Jornot ouvre une instruction pénale et ordonne notamment la perquisition de la boîte mail de la procureure. Il mandate aussi la police des polices pour interroger trois inspecteurs de la brigade financière.

Quatre mois plus tard, en mars 2023, Olivier Jornot sollicite la désignation d'un procureur extraordinaire pour assurer la suite de l'instruction. Il veut éviter d'être accusé de partialité. Pierre Aubert entre en jeu à ce moment-là. Il est le premier procureur extraordinaire nommé dans le canton.

Olivier Jornot lui transmet le dossier pénal en sa possession. Il contient notamment les plaintes pour abus d'autorité, la prise de position de la procureure Caroline Babel Casutt et les auditions de trois inspecteurs par la police des polices.

Procureure récusée

Le dossier remis à Pierre Aubert comporte aussi la décision de la Cour de justice du 15 mars 2023 récusant la procureure pour une "succession de manquements en lien avec la protection du secret professionnel de l'avocat". Une récusation, pour la Cour, qui ne remet pas en question le jugement du Tribunal correctionnel.

En septembre 2023, Pierre Aubert reçoit un document supplémentaire, l'examen des boîtes courriels des trois inspecteurs.

Jusqu'en janvier 2024, il ne donne pas signe de vie aux avocats des promoteurs qui lui ont pourtant demandé à deux reprises de pouvoir consulter le dossier.

Le 9 janvier 2024, il leur envoie le fameux courrier annonçant son intention de classer l'affaire. Voici ce qu'il écrit: "Avec un retard que je vous prie de bien vouloir excuser, après avoir pris connaissance du résultat de la perquisition dans les boîtes électroniques des trois inspecteurs (...), et se fondant sur l'état de fait retenu par la Chambre pénale de recours dans son arrêt sur demande de récusation du 15 mars 2023, le Ministère public (…) envisage de rendre une ordonnance de classement."

Il précise aux avocats qu'il va leur transmettre le dossier. Un dossier composé exclusivement des actes d'instruction ordonnés par Olivier Jornot.

Marche à suivre ignorée

Le procureur extraordinaire Pierre Aubert n'a ainsi pas jugé utile d'auditionner la procureure ni de la confronter aux policiers. Des mesures qui auraient peut-être permis de comprendre enfin pourquoi des inspecteurs ont procédé à des écoutes illicites.

Il y a plus surprenant. Dans un rapport figurant dans le dossier pénal, la police des polices explique qu'il existe un moyen de déterminer quel policier a pu retranscrire des conversations illicites. Elle livre comme un mode d'emploi pour y parvenir, mais le procureur extraordinaire n'a pas jugé utile de se prêter à l'exercice.

Avocat d'un promoteur, Me Nicola Meier, lui, a suivi le mode d'emploi. Son analyse tend à incriminer deux inspecteurs qui avaient pourtant juré n'avoir rien à se reprocher devant la police des polices.

Le 15 février 2024, dans un courrier de 40 pages, Me Nicola Meier a donc notamment demandé au procureur extraordinaire d'auditionner, en sa présence, plusieurs inspecteurs mais aussi la procureure Caroline Babel Casutt.

Que compte faire Pierre Aubert, qui vient par ailleurs d'être nommé pour constituer un groupe d'experts afin de déceler d'éventuelles implications des membres de l'Abbaye de St-Maurice dans des cas d'abus sexuels? Contacté par la RTS, il précise qu'il va "examiner ces observations et se déterminer à leur sujet", mais que "cette réflexion n'a pas à se faire en public".

Fabiano Citroni, Pôle enquête RTS

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Pierre Aubert: "Le battage fait au sujet de cette affaire me semble prématuré"

Nous avons transmis six questions à Pierre Aubert. Il n'y a pas répondu de manière précise, mais nous a transmis une réponse générale.

Le procureur extraordinaire dit que "la lecture du dossier" qui lui a été confié "après que le procureur général Olivier Jornot avait ordonné un certain nombre d'actes d'enquête urgents au moment du dépôt des plaintes" l'a convaincu "que la question qui se posait relevait davantage de l'application du droit que de l'établissement des faits".

Cela peut donc expliquer pourquoi il n'a pas estimé nécessaire de procéder à d'autres actes d'instruction.

Pierre Aubert écrit que le Tribunal des mesures de contrainte genevois lui a transmis en septembre 2023 le résultat des recherches effectuées dans les boîtes mail des trois inspecteurs. "Ces résultats ont confirmé mes premières impressions", écrit-il, sans préciser de quelles impressions il parle.

Pierre Aubert explique avoir alors "informé les parties de son intention de classer la procédure en leur laissant la possibilité de déposer des observations et de solliciter des moyens de preuve. La suite ordinaire est que le ministère public examine ces observations et se détermine à leur sujet (…) Cette réflexion n'a pas à se faire en public."

Le magistrat neuchâtelois tient à préciser qu'"il n'est pas rare que pendant la rédaction du projet de décision une opinion puisse changer, de sorte que le battage fait au sujet de cette affaire à son stade actuel me semble prématuré, comme si l'on faisait observer à un boulanger qui en est à pétrir sa pâte que son pain n'est pas cuit."

Olivier Jornot a-t-il couvert la procureure ?

Aux yeux des avocats des promoteurs, le procureur général genevois Olivier Jornot ne s’est pas montré suffisamment curieux lorsqu’il a ouvert l’instruction pénale à l’encontre de la procureure travaillant dans la même juridiction que lui. Pour eux, il n’aurait pas dû simplement ordonner la perquisition de sa boîte mail, mais aussi notamment s’intéresser aux notes écrites de ses entretiens avec la Brigade financière.

La lecture du dossier tend toutefois à montrer qu’Olivier Jornot ne s’est pas tourné les pouces. Quatre jours après le dépôt de la plainte pénale, il a ordonné la perquisition de la boîte mail de la procureure. Concernant les mails potentiellement intéressants, il a demandé au Tribunal des mesures de contrainte de saisir tous ceux, sans exception, liés aux écoutes illicites de 2014 qui faisaient l’objet de la plainte pénale.

Pour ce qui est de la plainte pénale en elle-même, il n’a pas auditionné la procureure pour connaître son avis, mais il lui a transmis la plainte et demandé de se positionner par écrit. Selon plusieurs sources judiciaires, une telle démarche n’est pas inédite et ne relève pas du copinage.