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Quand l'école fait mal: libérer la parole pour mettre fin aux harcèlements

Harcèlement : quand l’école fait mal [RTS]
Harcèlement : quand l’école fait mal / Mise au point / 14 min. / le 7 janvier 2024
Insultes, menaces et coups, entre deux et quatre élèves par classe seraient aujourd'hui victimes de harcèlement en Suisse. Un mal protéiforme aux conséquences durables dont les remèdes commencent à émerger: la mise en place de méthodes de lutte dans les écoles et surtout une parole qui se libère.

"T'es grosse, t'es moche, qui peut être ami avec toi? Comment ta famille peut t'aimer?": Ludivine a confié dimanche dans Mise au point avoir été victime de harcèlements réguliers quand elle avait entre 8 et 10 ans. Des insultes accompagnées de coups, de jets de boules de neige, de cailloux, de noisettes.

Adolescente aujourd'hui, elle avoue que la douleur de ces années de souffrance la hante encore. "Tu es stressée, tu as peur et tu commences à croire toutes les sottises qu'on te dit", relève-t-elle, soulignant qu'elle pleurait tout le temps à l'époque, chez elle et sur le chemin de l'école.

Tu as peur et tu commences à croire toutes les sottises qu'on te dit

Ludivine, victime de harcèlement

Sasha, 14 ans, a lui aussi été la cible de harcèlements. Après des moqueries et des coups, la violence est montée d'un cran: "Je me suis fait racketter. Il m'a mis un couteau sur le ventre. Il m'a demandé de sortir ce que j'avais dans les poches et il m'a pris l'argent."

Ce racket a eu lieu à plusieurs reprises, avec menaces de représailles s'il parlait. Sasha s'est donc tu durant longtemps. Mais il a fini par raconter les agressions au directeur de l'école et l'élève incriminé a été exclu le jour même.

Un mal protéiforme

Selon les définitions, le harcèlement peut aller de la répétition de moqueries, de brimades diverses, de bousculades plus ou moins violentes et parfois de vols, de cas de racket, d'agressions ou de passages à tabac subis par un élève, souvent de la part d'un groupe. Il peut aussi s'agir d'insultes et de propagation de rumeurs, y compris sur les réseaux sociaux.

Avec le développement des plateformes digitales, le phénomène a pris de l'ampleur et le calvaire se prolonge. Il ne se borne plus à l'école, mais a lieu 24 heures sur 24 jusque dans les chambres à coucher, via les téléphones portables.

Et de l'isolement à la déscolarisation en passant par les troubles de comportement ou les atteintes à la santé, les conséquences sont plus ou moins dramatiques et souvent indélébiles. En septembre dernier en France, un lycéen de 15 ans victime de harcèlement s'est suicidé à son domicile. Un cas loin d'être isolé: en Suisse, une fillette de 12 ans a aussi récemment tenté de mettre fin à ses jours à l'école.

"Je dormais peu, je faisais des nuits de trois heures maximum, parce que je faisais des cauchemars et des crises de panique ou j'avais l'impression qu'il était dans ma chambre", témoigne Sasha, qui restait souvent enfermé dans sa chambre, préférant être seul qu'en compagnie de ses proches.

>> Les précisions de Claudine Gaillard-Torrent dans Mise au point :

Interview : Claudine Gaillard-Torrent, journaliste du reportage sur le harcèlement entre élèves
Interview : Claudine Gaillard-Torrent, journaliste du reportage sur le harcèlement entre élèves / Mise au point / 3 min. / le 7 janvier 2024

10 à 20% des élèves

Les chiffres concernant le harcèlement scolaire varient selon les études et les pays, mais aussi selon l'âge des enfants. Ils vont généralement de 10 à 20% des élèves, soit deux à quatre élèves par classe. Et de récentes études font état de chiffres en augmentation.

Selon la dernière étude PISA, publiée en décembre sur la base du témoignage de 7000 élèves de 15 ans issus de 260 écoles helvétiques, 19% d'entre eux se disent victimes de harcèlement, à savoir qu'ils et elles indiquent vivre une telle expérience plusieurs fois par mois. Ce chiffre est d'ailleurs comparable à celui de la moyenne des pays de l’OCDE (20%).

Au total, 80% des élèves de 15 ans disent n'avoir jamais ou presque jamais été tenus à l'écart volontairement par des camarades. A contrario, 15% des écoliers et écolières affirment avoir subi ce type de harcèlement quelques fois par an, 3% quelques fois par mois et 2% au moins une fois par semaine. Et plus de 40% assurent avoir été la cible de moqueries régulières.

Par ailleurs, un élève sur dix confie avoir été frappé ou bousculé durant les douze derniers mois et presque autant avouent s'être battus à l'école. Un pourcentage similaire assure être resté à la maison à cause d'un sentiment d'insécurité à l'école, dont 1% au moins une fois par semaine. Sasha dit d'ailleurs avoir fait semblant d'être malade pour ne pas aller à l'école.

Enfin, 1% des jeunes de 15 ans interrogés disent avoir donné de l'argent à quelqu'un à l'école parce qu'il ou elle était menacé.

Libérer la parole

Le tabou autour du harcèlement reste fort et il faudrait libérer la parole pour empêcher de nouveaux drames. Tant Ludivine que Sasha ont accepté de témoigner pour faire changer les choses et tourner la page. "Si j'en avais parlé à mes parents, je n'aurais pas eu tous ces problèmes par la suite", confie l'adolescent.

Si j'en avais parlé à mes parents, je n'aurais pas eu tous ces problèmes par la suite

Sasha, victime de harcèlement

Toutefois, les professeurs et les parents peinent à détecter les cas et se disent souvent impuissants face aux témoignages des enfants harcelés. "On a l'impression que le ciel nous tombe sur la tête", relate la maman de Sasha, qui dit avoir dans un premier temps mis le comportement de son fils sur le compte de l'adolescence. "C'est un enfant qui répond rarement, qui n'est pas agressif, mais dès qu'on disait quelque chose, il nous rentrait dans le cadre."

La maman de Ludivine relate elle le long combat qu'a mené la famille pour parvenir à une intervention. A l'époque, elle ne s'est pas sentie écoutée par les responsables: la première réponse du médiateur scolaire a même été qu'il ne savait pas quoi faire. Elle lui a répondu que c'était elle la maman désemparée qui ne savait pas quoi faire, que lui était la personne de référence qui devait avoir des pistes et des outils pour agir. Il a fallu l'arrivée d'un nouvel enseignant pour mettre fin à cette spirale sans fin.

Une prise de conscience dans les écoles

Une prise de conscience a toutefois eu lieu dans les écoles et les responsables ont mis en place des programmes de prévention et des méthodes de lutte. Dans la plupart des établissements, les médiateurs et médiatrices sont désormais en place, épaulés par des enseignants spécialisés dans le vivre-ensemble à l'école.

Une plateforme romande s'efforce aussi de former des enseignants à la méthode de la préoccupation partagée (MPP), développée dans les années 80 et reconnue pour traiter les situations de harcèlement. Il s'agit de casser le phénomène de groupe en menant des entretiens individuels avec les cibles, les harceleurs et les témoins.

Quand les intervenants rencontrent les harceleurs, ils ne les blâment pas mais font part de leur préoccupation face à la situation. Et ils se rendent souvent rapidement compte qu'en permettant aux jeunes de s'extraire de l'influence du groupe, en les réindividualisant, la majorité des protagonistes partagent la préoccupation face à la situation d'un ou une jeune cible des moqueries ou violences. Les harceleurs sont incités à devenir les acteurs de la résolution du problème qu'ils ont créé. Ils se sentent aussi observés et arrêtent d'eux-mêmes dans la majorité des cas.

Le déni des enfants et des parents

Reste que beaucoup d'enfants harceleurs demeurent dans le déni et affirment qu'ils ne sont pour rien dans les cas de harcèlement dont on les accuse. D'autres sont soutenus par leurs parents qui menacent parfois de saisir la justice en cas d'accusations ou d'interrogatoires de leurs enfants.

Une prise de conscience de la part des harceleurs semble toutefois possible avec les langues qui se délient. Des années plus tard, devenus adultes, ils confient ne jamais avoir eu conscience des conséquences de leurs actes.

Ce n'est toujours pas réparé et ça ne sera sûrement jamais réparé

Ludivine, victime de harcèlement

Ludivine, elle, va beaucoup mieux et n'est plus harcelée. Des années plus tard, elle reste toutefois énervée contre ceux qui lui ont fait du mal, face aux crises d'angoisse qui subsistent et au temps perdu à aller chez le psychologue au lieu d'aller à l'école. "Ce n'est toujours pas réparé et ça ne sera sûrement jamais réparé."

>> Revoir le sujet de Y'a pas école sur le harcèlement scolaire :

Le harcèlement à l'école
Le harcèlement à l'école / Y'a pas école? / 25 min. / le 21 avril 2023

Texte web: Frédéric Boillat

Reportage TV: Claudine Gaillard-Torrent

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