Modifié

Les soldats impliqués dans le Bloody Sunday ne seront pas poursuivis pour mensonge

Quinze soldats britanniques soupçonnés d'avoir menti lors de l'enquête sur le Bloody Sunday ne seront pas poursuivis. [Reuters - Clodagh Kilcoyne]
Pas de poursuites pour mensonge contre les soldats britanniques impliqués dans le Bloody Sunday / Le Journal horaire / 34 sec. / vendredi à 18:03
Quinze soldats britanniques soupçonnés d'avoir menti lors de l'enquête sur le Bloody Sunday ne seront pas poursuivis, a annoncé vendredi le parquet nord-irlandais, affirmant n'avoir pas assez de preuves. Les familles des victimes, elles, se disent en colère et comptent contester cette décision.

Le Bloody Sunday est considéré comme l'un des jours les plus sombres des "Troubles", le conflit nord-irlandais, qui a fait 3500 morts en trois décennies. Le dimanche 30 janvier 1972, une manifestation pacifique contre les discriminations à l'encontre de la minorité catholique d'Irlande du Nord se tient dans la ville de Derry. Des parachutistes britanniques tirent sur la foule, tuant 13 civils, dont six âgés de 17 ans.

>> Relire : Il y a 50 ans, le "Bloody Sunday" endeuillait l'Irlande du Nord

Une première enquête, menée à la hâte, exonère les soldats, affirmant que ceux-ci avaient simplement répondu aux tirs et aux bombes des manifestants. Le rapport est alors largement critiqué pour son manque d'objectivité et une nouvelle enquête s'ouvre en 1998. Au final, plus de 900 témoins sont entendus dans cette enquête, la plus longue et la plus coûteuse de l'histoire judiciaire britannique. Il faudra douze ans pour que le rapport, qui reconnaît l'innocence des victimes, soit rendu public, le 15 juin 2010.

Treize personnes sont mortes lors du Bloody Sunday. [AFP - Paul Faith]
Treize personnes sont mortes lors du Bloody Sunday. [AFP - Paul Faith]

Preuves insuffisantes

Il en ressort qu'aucun des treize catholiques tués lors du Bloody Sunday "ne représentait une menace de mort ou risquait de provoquer des blessures graves". Le rapport accuse par ailleurs les soldats ayant témoigné d'avoir "sciemment avancé de fausses déclarations afin de chercher à justifier leurs coups de feu". Le Premier ministre de l'époque, David Cameron, avait alors présenté des excuses officielles, qualifiant d'"injustifiés et injustifiables" les faits survenus ce jour-là.

John Kelly, dont le frère Michael a été tué lors du Bloody Sunday, célèbre les conclusions du rapport de 2010 innocentant les manifestants. [Keystone - Paul Faith - EPA]
John Kelly, dont le frère Michael a été tué lors du Bloody Sunday, célèbre les conclusions du rapport de 2010 innocentant les manifestants. [Keystone - Paul Faith - EPA]

Suite à ces révélations, 15 soldats britanniques, ainsi qu'un membre présumé de l'IRA, ont fait l'objet d'une enquête visant à déterminer s'ils devaient être poursuivis pour avoir menti lors de leur témoignage. Vendredi, le parquet nord-irlandais a jugé insuffisantes les preuves disponibles pour obtenir une "perspective raisonnable" de condamnation.

Le procureur général John O'Neill cite trois problèmes principaux pour engager des poursuites: les témoignages des soldats en 1972 ne sont pas recevables, une grande partie des preuves sur lesquelles l'enquête s'est appuyée n'est plus disponible aujourd'hui et la conclusion de l'enquête selon laquelle les témoignages étaient faux ne répondent pas toujours à la norme de preuve pénale. Les proches des victimes ont d'ores et déjà affirmé qu'ils allaient contester cette décision.

"Affront à l'Etat de droit"

Le parquet nord-irlandais se dit conscient que leur décision sera décevante pour les familles des victimes, mais assure qu'elle a été prise "de manière impartiale, indépendante et seulement après un examen approfondi et minutieux de tous les éléments de preuve disponibles et des questions juridiques pertinentes". Elle ne remet pas en question les conclusions du rapport de 2010 selon lesquelles les personnes tuées et blessées ne représentaient pas une menace pour les soldats.

Du côté des victimes cependant, on dénonce "un affront à l'Etat de droit et une continuation de l'injustice perpétrée lors du Bloody Sunday". "Comment se fait-il que les habitants de Derry ne puissent pas oublier les événements du Bloody Sunday, alors que le régiment des parachutistes, qui a causé tous les morts et les blessés ce jour-là, ne peut apparemment pas s'en souvenir?", s'interroge John Kelly, dont le frère Michael a été tué à 17 ans ce jour-là.

La ville de Derry est connue pour ses nombreuses peintures murales commémorant le conflit nord-irlandais. [Keystone - Peter Morrison - AP Photo]
La ville de Derry est connue pour ses nombreuses peintures murales commémorant le conflit nord-irlandais. [Keystone - Peter Morrison - AP Photo]

Loi d'"amnistie" controversée

L'avocat des familles, Ciaran Shiels, regrette quant à lui que cette décision ait été communiquée "quelque 14 ans après les conclusions sans équivoque de l'enquête", mais moins de deux semaines avant l'entrée en vigueur d'une loi controversée du gouvernement britannique "conçue spécifiquement pour permettre aux vétérans de l'armée britannique d'échapper à la justice pour leurs actions criminelles en Irlande du Nord".

Le gouvernement britannique a en effet adopté l'année dernière une loi qui vise à abandonner, dès le 1er mai, les poursuites en lien avec le conflit nord-irlandais pour les soldats et les paramilitaires décidant de coopérer avec les autorités. La loi, dénoncée de toute part comme une "amnistie", avait suscité de vives critiques au sein des familles de victimes, de l'ensemble de la classe politique nord-irlandaise, du gouvernement irlandais, ainsi que du Conseil de l'Europe.

Ainsi, en décembre 2023, le gouvernement irlandais avait annoncé attaquer le Royaume-Uni devant la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) pour cette loi controversée. En février dernier, un juge de Belfast avait déclaré quant à lui que ce projet de loi n'était pas conforme aux droits humains.

>> Relire : L'idée d'amnistier les soldats anglais durant l'époque des troubles en Irlande du Nord fâche Dublin

Procès pour meurtre

Aucun soldat britannique n'a jamais été jugé pour le Bloody Sunday. Dix-sept anciens soldats et deux anciens membres de l'IRA ont fait l'objet d'une investigation policière pour une série d'infractions potentielles commises ce jour-là, notamment des meurtres.

Le parquet nord-irlandais avait conclu qu'il y avait suffisamment de preuves pour poursuivre un seul ancien membre des parachutistes. Connu sous le nom de Soldat F., il doit être jugé pour deux meurtres et cinq tentatives de meurtre lors du Bloody Sunday, lors d'un procès inédit à Belfast, dont la date n'est pas encore connue. Annoncées en 2019, les poursuites avaient été abandonnées deux ans plus tard pour être reprises à l'automne 2022.

Emilie Délétroz avec agences

Publié Modifié