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Comment le lobby des constructeurs automobiles a influencé l'UE sur les normes anti-pollution

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La fabrique de l’influence dans l’UE à travers l’exemple automobile / Tout un monde / 6 min. / le 10 novembre 2023
Le Parlement européen a voté début novembre une version très allégée de la nouvelle norme anti-pollution Euro 7, visant à réduire l'émission des gaz d'échappement des véhicules à moteur. Cette décision, influencée par les constructeurs automobiles, montre l'importance des lobbys au sein de l'UE.

Les nouvelles règles de l'Union européenne en matière de pollution pour les voitures et camions à moteur à combustion devraient être moins ambitieuses que prévu initialement. Les députés européens ont en effet voté en faveur de mesures moins exigeantes et de délais supplémentaires. Le texte final doit encore être négocié à Bruxelles pour une mise en oeuvre pas avant 2026.

Alors que de nombreuses associations écologistes dénoncent une norme qui ne se démarque pas de celle actuellement en vigueur, le lobby européen de l'automobile applaudit les parlementaires européens pour avoir laissé le "réalisme prévaloir".

La pression des constructeurs automobiles a en effet été intense ces dernières années, comme le montre une enquête du média indépendant Voxeurop à Bruxelles et repris par plusieurs journaux. Les groupes d'influence pro-voiture sont opposés depuis des années à toute nouvelle mesure anti-pollution trop contraignante.

Des émissions à réduire

Pourtant, le scandale du Dieselgate et des logiciels truqués en 2015 avait suscité de l'espoir auprès des partisans d'une forte réduction des émissions polluantes automobiles. La Commission européenne avait alors décidé de s'attaquer aux particules fines et aux rejets de gaz des pots d'échappement, notamment d'oxyde d'azote dont la concentration dans l'atmosphère est nocive pour la santé.

On a découvert la manière insistante avec laquelle les lobbys des constructeurs ont fait pression sur la Commission pour qu'elle propose une norme sur la pollution des voitures plus légère

Stefano Valentino, journaliste et coordinateur des enquêtes à Voxeurop

Elle a donc créé en 2018 un groupe de travail avec l'industrie automobile, les associations environnementales et un consortium d'experts. Ce consortium proposait entre autres de réduire drastiquement les émissions d'oxyde d'azote. Mais très vite, la Commission ralentit l'allure.

"Il y a eu des dizaines de réunions et une correspondance d'e-mails très intense", explique dans l'émission Tout un monde Stefano Valentino, journaliste et coordinateur des enquêtes à Voxeurop. En analysant cette correspondance d'e-mails et les rapports de réunions, "on a découvert la manière insistante avec laquelle les lobbys des constructeurs ont fait pression sur la Commission pour qu'elle propose une norme sur la pollution des voitures plus légère."

Un groupe de pays européens, dont la France et l'Italie, s'emploient à "détricoter" encore plus la nouvelle norme anti-pollution en invoquant un renchérissement du prix des voitures, un surcoût que l'industrie ne peut pas se permettre vu les milliards qu'elle doit engager dans le développement des voitures électriques.

Résultat: la norme adoptée par les députés ne change rien pour les véhicules à essence. Les émissions des voitures diesel seront un peu plus limitées, celles des camions assouplies, et la mise en vigueur sera repoussée à 2028, voire 2030. Or, les véhicules vendus pendant la prochaine décennie seront en circulation encore longtemps.

Les ONG moins puissantes?

Le lobbying des industries est bien présent, celui de la société civile et des ONG est monté en puissance ces dernières années, selon certains observateurs.

Les groupes d'influence font désormais partie de tout le processus décisionnel, au sein même de la Commission européenne, comme le souligne Cécile Robert, directrice de recherche à Sciences Po Lyon: "De nombreuses procédures qui ont été mises en place dans les années 2000, où toutes les institutions européennes avaient une majorité nettement libérale, invitent très clairement les représentants d'intérêts dans le processus de décision. L'idée c'est qu'une réglementation est meilleure si elle est co-construite avec ces groupes".

Ces groupes qui offrent leur expertise, leur analyse ou leur compréhension des sujets sont évidemment plus ou moins puissants.

Les lobbys n'ont pas d'obligations mais il y a un système qui les incitent fortement à s'inscrire dans un registre

Jean Comte, auteur du livre "Au coeur du lobby européen"

Même si les ONG ne sont pas exclues dans ce processus, "ce n'est pas forcément à elles qu'on pense en premier lieu. Surtout, ces acteurs-là n'ont pas du tout les mêmes moyens pour répondre à d'éventuelles sollicitations et pour s'introduire dans le processus décisionnel en termes financier et humain. Il y a une asymétrie considérable entre les moyens des ONG et ceux dont disposent les industriels", précise encore Cécile Robert.

Sans compter le fait qu'il y a trois étapes où peuvent intervenir les lobbys: la Commission, le Conseil qui représente les 27 Etats membres et le Parlement, ce qui finit souvent par affaiblir les décisions.

Davantage de transparence mais pas d'obligation

Depuis quelques années, le travail des groupes d'influence se déroule de façon plus transparente, surtout au Parlement, qui a connu des affaires de corruption. Davantage d'efforts pourraient toutefois être faits, selon le journaliste Jean Comte, auteur du livre "Au coeur du lobby européen"

"Les lobbys n'ont pas d'obligations mais il y a un système qui les incitent fortement à s'inscrire dans un registre dans lequel ils doivent préciser leurs noms, leurs sujets d'intérêts, les montants qu'ils consacrent à leurs travaux. Certains officiels, certains parlementaires doivent déclarer les rendez-vous qu'ils ont eus avec des lobbyistes mais cela ne couvre de loin pas tout le monde. A la Commission européenne, cela concerne seulement les échelons les plus élevés mais cela ne couvre pas tous les fonctionnaires qui sont ceux qui vont écrire le texte".

Les projets de réforme pour plus de transparence ont pour le moment été bloqués par certains Etats membres mais, selon Cécile Robert, cela ne doit pas décourager les citoyens d'en savoir plus et de s'intéresser aux décisions prises à Bruxelles: "Est-ce que vous voulez davantage de soutien aux industriels qui produisent des voitures ou est-ce que vous voulez davantage de mesures environnementales protégeant la qualité de l'air des villes dans lesquelles vous vivez? Votez en conséquence!", conclut la chercheuse.

Francesca Argiroffo/lan

L'enquête de Voxeurop a été soutenue par le Journalismfund Europe, l'European Excellence Exchange in Journalism et Free Press Unlimited

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