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"Le complotisme reprend la matrice de la providence, sans Dieu mais avec le Diable"

L'historien français Johann Chapoutot, professeur à la Sorbonne et spécialiste de la période nazie. [Keystone - Damien Grenon]
L'accélération de l'Histoire: interview de Johann Chapoutot / Tout un monde / 11 min. / le 3 novembre 2022
"L’Histoire a-t-elle un sens?" L'historien Johann Chapoutot pose un constat: les grands récits qui ont longtemps donné un sens au temps qui passe s'effritent. La vérité et les faits sont devenus relatifs, permettant au complotisme et à l'ignorantisme de se poser en récits structurants aptes à redonner du sens aux événements.

Il n'y a certes jamais eu qu'un seul sens donné à l'Histoire. Le providentialisme religieux, "l'enrichissez-vous" du capitalisme ou l'avenir radieux du communisme n'ont que peu de choses en commun. Mais ces récits ont néanmoins été structurants pour des centaines de millions de personnes. Et pour Johann Chapoutot, professeur d'histoire contemporaine à la Sorbonne, le sens de l'Histoire est une question fondamentale inscrite au cœur de l'humain.

Pendant des siècles, en Occident, la religion a été structurante. Puis elle a été remplacée par les idéologies de masse du 20e siècle, avec le fascisme, le nazisme, le communisme, développe-t-il dans l'émission Tout un monde jeudi. "Il n'y a plus aujourd'hui de récit historique dominant, l'époque est à la fragmentation", note-t-il.

C'est la déchristianisation de l'Occident qui a conduit à s'interroger de manière beaucoup plus aigüe, voire plus angoissée, sur le sens de l'Histoire.

Johann Chapoutot

La question du sens de l'Histoire ne se serait pas posée de la même manière il y a 150 ou 200 ans. "Cette question est elle-même prise dans une historicité", précise l'historien. "Il y a encore 200 ans par exemple, le sens en Occident était donné, à titre individuel ou collectif, par la prégnance de la religion chrétienne. (...) Tout était dû soit à la volonté de Dieu, soit à l'absence de volonté de Dieu. Cette question ne se posait donc pas du tout de la même manière qu'aujourd'hui. C'est la déchristianisation de l'Occident, un phénomène historique massif, qui a conduit à s'interroger de manière beaucoup plus aigüe, voire plus angoissée, sur le sens de l'Histoire."

Le 20ème siècle, lui, est marqué par les grandes idéologies de masse, à la fois mobilisatrices et mortifères: fascisme, nazisme, communisme. Ces récits, ou idéologies, ont tenté de forger un sens à l'Histoire, comme à leur manière le capitalisme et sa version ultralibérale.

Les doctrines politiques supplantent la religion

"Le providentialisme, selon lequel tout dans l'Histoire est dicté par la providence divine, était la matrice de ces récits de sens", relate le spécialiste. "Sa rétractation, entre la seconde moitié du 19ème siècle et la fin de la Première Guerre mondiale – sous l'influence de la déchristianisation, elle-même accentuée par l'urbanisation, le développement des sciences, l'alphabétisation, et également des drames comme la Grande Guerre – a laissé un vide énorme, précisément à un moment où on avait besoin de sens."

La Première Guerre mondiale, avec ses 20 millions de morts si on totalise militaires et civils, pose en effet la nécessité du deuil, avec un récit qui lui donne du sens. "Or, c'est précisément à ce moment-là que le christianisme se rétracte. D'où le vide béant laissé à d'autres discours de sens, que l'on peut qualifier de religions politiques ou civiques du 20ème siècle. Ce sont des doctrines politiques, mais qui vont bien au-delà ce que proposait les doctrines politiques au 19ème siècle, en intégrant des questions qui étaient auparavant prises en charge par la religion: quel est le sens de mon existence, y a-t-il une vie après la mort, qu'est-ce que la communauté?"

Fragmentation des récits

La prise en charge par le politique de ce thème a eu des conséquences parfois calamiteuses. Les "religions politiques" du 20ème n'ont pas toutes disparu -  à l'instar de la Chine où l'idéologie communiste est le fondement du système centralisé du président Xi Jinping - mais il y a une fragmentation des récits, décrit Johann Chapoutot dans son livre "Le Grand Récit" (PUF 2021).

"Ce fractionnement est dû aussi à la techno-structure de la diffusion des messages, avec le web participatif et les réseaux sociaux qui, de par leur logique des algorithmes, enferment et communautarisent les différents récepteurs de ces messages."

Le complotisme vous explique tout, et vous situe dans une communauté d'élus, contrairement au commun des mortels qui vagit encore dans les ténèbres de l'ignorance.

Johann Chapoutot

Pour l'historien, la logique contemporaine qui s'apparente aujourd'hui le plus aux grands récits du passé pourrait bien être le complotisme. "La matrice complotiste consiste à reprendre la matrice du providentialisme en congédiant Dieu, mais en gardant le Diable, une force négative et maléfique qui explique une grande partie de ce que nous vivons", décrit-il. "C'est sans doute une des raisons majeures du succès de la sensibilité complotiste, puisque comme le providentialisme jadis, cela vous explique tout, et vous situe dans une communauté d'élus, contrairement au commun des mortels qui vagit encore dans les ténèbres de l'ignorance."

Et peu importe si le sens peut paraître discutable, voire absurde. Johann Chapoutot forge même un terme – l'illimitisme – pour décrire cette volonté de certains multimilliardaires de s'affranchir de toutes limites et contraintes.

"C'est la négation de l'existence des limites physiques et planétaires, des limites de l'existence de nos corps. Cela se marie très souvent avec des fantasmes trans-humanistes: volonté bionique de renforcement ou d'accélération du métabolisme humain et sa projection vers une éternité fantasmée. C'est limité à un cercle de personnes, qui ont d'ailleurs bénéficié de la destruction néo-libérale des Etats et de la dérégulation générale de l'économie, puisqu'ils ont amassé des fortunes colossales en violant les lois fiscales et  le droit du travail. Ils ont également bénéficié d'une mondialisation désastreuse et délocalisé tant et plus pour capter à leur profit des richesses considérables, qui leur donne maintenant une puissance à laquelle les Etats seraient bien avisés d'opposer une barrière assez ferme."

Darwinisme social

Ainsi, dénonce Johann Chapoutot, les quelque 42'000 satellites ambitionnés par (l'homme le plus riche du monde et patron de Starlink, ndrl.) Elon Musk, "c'est totalement délirant". "Après nous avoir détruit notre environnement, ces gens-là veulent nous voler le ciel", fustige-t-il.

La négation des limites géo-planétaires, un fantasme réservé à une toute petite portion de l'humanité qui en aura les moyens, se base sur l'idéologie de la survie du plus fort.

"Cet illimitisme se couple très bien avec le darwinisme social, une idéologie très puissante à partir de la seconde moitié du 19ème siècle. Cette idée veut qu'une petite caste, assez riche pour se le payer, pourra s'en sortir, se sauver du chaos et de la destruction qu'elle aura elle-même générés, d'abord en se réfugiant sur des îles flottantes sur l'océan, et ensuite en allant sur Mars. Dans le fantasme délirant, anti-humaniste, profondément criminel de ces gens-là, c'est la répétition de tous les scénarios, toutes les dystopies les plus cauchemardesques que la science-fiction nous a livrés depuis les années 1960."

Sujet radio: Patrick Chaboudez

Adaptation web: Katharina Kubicek

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L'ignorantisme ou obscurantisme, symptôme de la perte du vérifiable

Un autre "grand récit", décrit par l'historien Johann Chapoutot dans son analyse du sens donné à l'Histoire, est celui de l'obscurantisme, ou de l'ignorantisme, à relever notamment dans la pratique politique du président brésilien Jair Bolsonaro ou de l'ex-président américain Donald Trump.

Mais cette tendance est plus répandue que cela, même en France selon lui,  avec les fake news qu'on prend pour le réel et l'idée qu'il n'y a plus d'expertise fiable.

"L'idée selon laquelle tous les discours se valent et que nous avons affaire à des vérités concurrentes, tout cela s'est accéléré depuis les années 1970, avec la dérégulation néo-libérale. Toutes les institutions nationales et internationales, mises en place dans les pays industrialisés après 1945 pour permettre un dialogue apaisé entre les nations, tout cela a été systématiquement détruit au nom de la libéralisation des énergies, de la croissance, de l'initiative privée", analyse-t-il.

"Et parallèlement à ces dérégulation monstrueuses, il y a eu dérégulation des régimes de vérité. De la même manière qu'il n'y avait plus de tiers-parti respectable, comme l'Etat, pour dire ceci ou réguler cela, il n'y avait plus d'instance non plus pour dire le vrai, et proposer un discours qui soit à la fois tangible, vérifiable et universalisable. 'Au fond, tout se vaut'. Le paroxysme de cette évolution-là, c'est Donald Trump. Il a illustré cette manière de déréguler le discours et la vérité en proposant même la notion – paradoxale et oxymorique – de 'faits alternatifs'".

En Ukraine, Moscou tente de renouer avec sa dernière grande épopée

Avec l'agression de l'Ukraine par la Russie, la guerre, une histoire que l’on croyait dépassée et abolie, a resurgi sur le continent européen.

Avec un récit du côté russe qui a des précédents historiques au 20ème siècle, note l'historien Johann Chapoutot, spécialiste de la période contemporaine.

"Au 20ème siècle, tout agresseur illégitime veut à tout prix montrer au monde et à sa propre population qu'il n'est pas l'agresseur, qu'il est légitime. Les champions de cela étaient les nazis, qui ont fait valoir qu'ils n'avaient jamais déclaré la guerre, sauf contre les Etats-Unis, et n'ont fait que répondre à des agressions. Chaque agresseur, fût-il le plus barbare et le plus odieux, veut à tout prix prouver au monde qu'il est quelqu'un de respectable, qu'il n'est pas un ennemi du genre humain, mais qu'au contraire, il ne fait qu'appliquer des normes supérieures pour défendre sa patrie et le droit humain."

La stratéqie russe dans la conduite de la guerre en Ukraine est donc tout à fait classique, selon l'historien. "Le Kremlin veut rejouer la dernière grande épopée de l'histoire soviétique, qui est la grande guerre patriotique de 1941-1945. Tout ensuite n'a été qu'affaissement, étiolement puis désastre final. Le dernier moment auquel les Russes peuvent se référer avec une immense fierté, c'est la guerre contre le fascisme et la victoire contre le nazisme."