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L'activiste saoudienne Loujain al-Hathloul relâchée après 1001 jours de détention

Loujain al-Hathloul à sa sortie de prison, après 1001 jours de détention. [Twitter - Lina al-Hathloul]
L'activiste saoudienne des droits des femmes Loujain al-Hathloul a quitté sa prison / Tout un monde / 5 min. / le 11 février 2021
Loujain al-Hathloul, figure de lutte pour le droit des femmes en Arabie saoudite, a pu quitter la prison après y avoir passé plus de mille jours. Sa petite soeur Lina a confié à RTSInfo le parcours de cette activiste et la situation des femmes dans le royaume saoudien.

"Loujain a été relâchée. Elle est de retour à la maison" Ce sont ces mots qui ont accompagné le tweet de joie de Lina al-Hathloul, petite soeur de Loujain, qui vit en Europe et a pu lui parler par appel visio.

Cette libération, toute la famille l'espérait ardemment tout en craignant de se faire une fausse joie. En décembre dernier, Loujain avait été condamnée par un tribunal saoudien spécialisé dans les cas de terrorisme à cinq ans et huit mois de prison, pour s'être associée avec des organisations étrangères contre les intérêts de sa patrie.

La peine était accompagnée d'un sursis de deux ans et dix mois "à condition qu'elle ne commette pas de nouveau crime dans les trois ans". En comptant le temps déjà passé en prison provisoire, soit près de trois ans, sa sortie semblait imminente.

C'est finalement mercredi soir que la détenue est relâchée. "Loujain est à la maison, mais elle n'est pas libre. Le combat n'est pas terminé", a affirmé sa soeur. Selon sa famille, elle est interdite de quitter le territoire saoudien pendant 5 ans.

Jeudi soir sera annoncé à Genève le ou la gagnante du prix Martin Ennals pour les défenseur.e.s des droits humains. Loujain Al-Halthoul fait partie des trois finalistes.

Kidnappée après une visite à Genève

C'est en 2014 que l'activiste se fait arrêter une première fois, après avoir traversé la frontière saoudienne au volant d'une voiture pour protester contre l'interdiction faite aux femmes de conduire dans le royaume. Mais c'est après sa participation au Conseil des droits de l'Homme à Genève en février 2018 que la situation empire pour elle.

"Un mois plus tard, lorsqu'elle rentre aux Emirats arabes unis, elle est kidnappée et ramenée en Arabie saoudite, avec interdiction de quitter le territoire", raconte Lina dans l'émission Tout un monde. "En mai 2018, ils sont entrés de force chez nous à Riyad et ont pris Loujain. Elle a disparu pendant 3 semaines."

Ce n'est que trois mois plus tard que ses parents peuvent enfin lui rendre visite dans une "hôtel" où elle était maintenue. "Ils ont clairement vu qu'elle n'allait pas bien. Elle tremblait, avait des marques rouges sur le corps et le regard terrifié. Mais elle ne racontait pas ce qu'il s'était passé. Ce n'est que des mois plus tard qu'elle leur a enfin avoué que, pendant trois mois, elle avait été torturée, électrocutée, harcelée sexuellement, fouettée, tabassée, humiliée."

Loujain est finalement remise dans une prison officielle. "Mais ce n'est pas pour autant que la torture a cessé, parce que la torture n'est pas seulement physique. Elle a été mise en isolement pendant huit mois, où elle n'a vu aucune autre détenue. Une fois sortie de cet isolement, elle ne supportait plus aucun bruit et sursautait à chaque fois qu'elle entendait une voix humaine."

"Ils essayaient vraiment de la briser sans laisser de marques. Après 4 mois sans contact avec la famille, elle a entamé une grève de la faim, juste pour pouvoir entendre la voix de nos parents."

Le tribunal saoudien rejette les accusations de torture sur Loujain et demande à cette dernière d'apporter des preuves de ses dires, explique sa famille.

Les militantes de l'ombre

Loujain n'est pas la seule militante saoudienne. Mais, selon sa soeur Lina, elle a un atout comparé aux autres femmes qui osent parler. "Tout le système fait en sorte de les faire taire. En plus d'avoir le système contre soi, il y aussi son tuteur, sa famille. Sans relais à l'étranger, ces femmes n'ont aucun espoir en prison."

"Loujain, en plus d'être courageuse et de se battre pour ses droits, a une famille en Arabie saoudite qui ne l'a pas trahie, mais aussi des frères et sœurs à l'étranger pour en parler, c'est grâce à cela qu'elle est une image et un symbole de l'activisme saoudien."

Il n'y a plus de défenseur.e.s des droits humains en Arabie Saoudite

Lina al-Hathloul, soeur de Loujain, activiste saoudienne emprisonnée

"Aujourd'hui, il n'y a plus personne parmi les défenseurs et défenseuses des droits humains en Arabie saoudite qui ose parler. Soit ces personnes sont en prison, dans des conditions inhumaines pour les briser avant de les libérer, soit elles ont été soumises au silence. Leur comptes sur les réseaux sociaux ont été supprimés et on ne peut même plus les appeler."

"La seule manière de soutenir ces activistes c'est depuis l'étranger malheureusement. C'est pourquoi notre campagne est importante, et elle a porté ses fruits. (...) Même s'il n'est pas équitable, elle a au moins un semblant de procès où elle peut essayer de se défendre."

Lina al-Hathloul estime que la torture a empiré depuis l'accession au pouvoir du prince héritier Mohammed Ben Salman (MBS). "On le voit, comme dans le cas de ma sœur, qu'il y a maintenant de la torture pour la torture, pour rabaisser et détruire les personnes, et non pas pour avoir des confessions. Ces hommes prennent plaisir à torturer les femmes, à les harceler sexuellement."

Réformes pour le droit des Saoudiennes

En juin 2018, peu après l'arrestation de Loujain, les Saoudiennes ont finalement été autorisées à conduire. "C'est le seul réel changement que l'on a obtenu", estime Lina. "Mais le message de MBS a été clair: je vous donne ce droit, mais je vais emprisonner les personnes qui ont lutté pour. Celles et ceux qui demandent plus que ce que je donne vont avoir le destin de Loujain et des autres activistes."

Pour la jeune femme, certaines réformes saoudiennes sont un leurre pour légitimer le gouvernement en Occident. "Tout le monde parlait du fait que les femmes peuvent maintenant voyager sans le consentement de leur tuteur. Mais ce qu'on ne dit pas, c'est que c'est le consentement préalable qui a été enlevé."

"Si le mari ou le père le veut, il peut mettre un veto et demander à la police de l'arrêter. Le pire, c'est que si la fille est emprisonnée, elle ne peut en sortir qu'avec le consentement de ce même homme."

"Les droits des femmes n'évolue pas et maintenant on ne sait même plus ce qui est permis ou non. Certaines se font emprisonner en pensant qu'elles faisaient quelque chose d'autorisé."

Mouna Hussain / Blandine Levite / Francesca Argiroffo

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Lien avec l'élection de Joe Biden

Après le relâchement de Loujain, le président américain s'est félicité de cette nouvelle, déclarant: "Elle était une importante militante des droits des femmes et la libérer était la chose à faire".

"C'est directement en lien avec l'élection de Joe Biden que Loujain est aujourd'hui libre. Lorsque les Etats-Unis exercent une pression et ont un discours clair sur la question des droits humains, cela a des effets très importants", explique dans l'émission Tout un monde Fatiha Dazi-Héni, politologue, spécialiste de la péninsule arabique.

"L'Arabie saoudite, depuis la campagne électorale, a anticipé en prévoyant la possible élection de Joe Biden, sachant que c'est Donald Trump qui avait véritablement "sauvé" le prince héritier en s'opposant au Congrès. L'arrivée de Biden change la donne. Au-delà du cas de Loujain, deux binationaux saoudo-américains ont aussi été libérés très récemment. Le pays a fait toute une campagne pour montrer qu'ils font des progrès dans certains droits humains."

"Mohammed Ben Salmane se place un peu dans cette lignée d'autocrates comme aux Emirates arabes unis, à savoir moderniser même à outrance son pays, tout en verrouillant au maximum sur le plan politique. C'est une figure ultra autoritaire de la modernité."

>> Ecouter toute l'analyse de Fatiha Dazi-Héni, politologue, spécialiste de la péninsule arabique à l’Institut de recherches stratégiques de l’École militaire (IRSEM) et auteure de "L’Arabie saoudite en 100 questions :

Fatiha Dazi-Héni, spécialiste de la Péninsule arabique à l'Institut de recherche stratégique de l'école militaire française (IRSEM).
Libération de Loujain al-Hathloul: interview de Fatiha Dazi-Héni / Tout un monde / 10 min. / le 11 février 2021

"Partir ou mourir en Arabie saoudite"

Des femmes saoudiennes choisissent de fuir leur pays pour échapper à une vie sous surveillance, dans laquelle presque toutes leurs décisions nécessitent l'autorisation de leur tuteur, un homme.

L'autrice Hélène Coutard a rencontré une trentaine de ces Saoudiennes qui se sont échappées via la Turquie ou la Géorgie à destination du Royaume Uni, de la France ou du Canada. Elle en a publié un livre.

"Ce qui m'a le plus marquée dans tous ces témoignages, c'est le moment du déclic où ces femmes préfèrent tout quitter dans leur vie, savoir qu'elles ne reverront plus jamais leurs parents, leurs frères et soeurs, parfois même leurs enfants, prendre tous les risques sans savoir ce qui arrivera de l'autre côté, plutôt que de vivre cette vie-là. C'est ce courage de refuser ce qu'on leur a toujours appris dans la vie et vouloir autre chose."

>> Ecouter toute l'interview de Hélène Coutard, autrice du livre " "Les Fugitives, partir ou mourir en Arabie saoudite" :

"Les fugitives", un livre d'Hélène Coutard. [seuil.com]seuil.com
Arabie saoudite: "Les fugitives", un livre d'Hélène Coutard / Tout un monde / 8 min. / le 10 février 2021