"Saint-Elme", le polar pop du bédéiste genevois Frederik Peeters

"'Twin Peaks' écrit par Jean-Patrick Manchette", voilà la petite phrase à l’origine du projet "Saint-Elme". Des mots qui claquent, des idées qui entrent en collision, qui font immédiatement image pour le dessinateur genevois Frederik Peeters et pour le scénariste français Serge Lehman.

Un concentré d’éléments qui racontent instantanément quelque chose: de l’étrangeté et du sang, une flopée de personnages et des mystères insondables. A cela s’ajoute, pour les auteurs, la volonté de créer de la pop culture locale, d’ancrer des histoires dans l’ici et pas dans l’ailleurs, dans nos paysages, et de travailler également à faire surgir des forces souterraines, un monde derrière le monde.

Il y a plusieurs années, quelque chose m’avait frappé. Des gens allaient aux Etats-Unis pour voir "Twin Peaks", mais c’est un endroit qui n’existe pas. Ce lieu, comme le "Fargo" des frères Coen, est un agrégat de clichés, d’images mythologiques, qui réduisent le lieu à une carte postale et qui le concentrent en un endroit qui est complètement fictif.

Ainsi se construit Saint-Elme, lieu alpin fictionnel à l’attraction magnétique, à mi-chemin entre l’Est de la France, le Sud de l’Allemagne, le Nord de l’Italie et le Jura. Une Mitteleuropa contemporaine à portée de main et de regard.

"A la base, ça vient d’un long processus de pensée qui serait globalement écolo. J’ai vécu dans une culture où le monde est à la disposition des Occidentaux. Il a fallu déconstruire tout cela lentement. Le processus s’est fait presque à mon insu", confie Frederik Peeters qui avoue avoir des envies de poser un regard neuf et acéré sur ce qui est proche de lui plutôt que de fantasmer sur ce qui est loin. "Je pense que c’est de là que vient ma tendance à dessiner le Jura, le Léman et les endroits où je vis."

Entre fantastique et concret

Saint-Elme, village à couleurs locales, semble se noyer dans ses brumes, ses neiges, son lac, ses rivières, ses problèmes de mafia régionale, et ploie sous une invasion de grenouilles.

Le fantastique se glisse en marge du récit, se distille en touches pointillistes. La patte de Serge Lehman, sa cuisse de batracien, lui fait tirer le récit vers l’étrange. Autant le scénariste, véritable exégète de la science-fiction, veut que le bizarre transpire par tous les pores, autant le dessinateur tente de ramener l’histoire vers le concret. "Je fais volontiers de la SF, je crée des visions chamanico-cauchemardesques quand je travaille seul, mais dans l’écriture et même dans la vie en général, je suis plutôt matérialiste au sens où ma vision de la réalité est plutôt biologique et matérielle."

Le rapport de force indispensable emporte Serge Lehman vers l’inexplicable, vers le gothique fantastique, et moi je ramène toujours tout vers le concret: "Oui, non, mais tes grenouilles, là?", "Ok, mais comment t’expliques ça?". Et c’est ça qui produit "Saint-Elme".

Le goût du sang, de la neige et des sapins

"Saint-Elme", comme le feu du même nom, phénomène physique impressionnant, rassemble les auteurs. De même que la nature omniprésente, parfois chimérique, romantique et sublime, les temps géologiques, la montagne, l’eau, les courants souterrains, et les humains.

Sans personnages, pas d’histoire! "Saint-Elme" se crée à partir de la phrase liminaire et s’étend à la recherche de gueules, avec un grand G. "Je dois savoir quel goût devra avoir l’histoire. Quand on finit un livre, un film, ou quoi que ce soit, pour moi, on a une espèce de goût dans la bouche qui reste quand c’est très réussi. Ce goût est particulier à chaque chose et j’aime bien le définir en tout cas vaguement avant de commencer. Ça se fait par les gueules des personnages et très vite les couleurs arrivent. C’est une série avec des couleurs saturées, qui se fait dès l’étape des recherches".

>> A écouter: Entretien avec Frederik Peeters :

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Bande dessinée captivante, roman graphique noir qui taquine l’humour, western à la John Ford, film policier tarantinesque, exploration coloristique à la Warhol, "Saint-Elme" laisse à ses lecteurs et à ses lectrices, selon Frederik Peeters, un goût acidulé, ferreux, le goût du sang, de la neige, et des sapins, du brûlé, du moisi et du putride.

Les fils se nouent, les comptes se règlent dans une série qu'on ne parvient pas à lâcher.

Catherine Fattebert/aq

Frederik Peeters et Serge Lehman , "Saint-Elme", ed. Delcourt, 3 tomes parus.

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