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"Le suicidé", une farce soviétique qui résonne avec l'actualité au Théâtre de Carouge

La pièce "Le suicidé, vaudeville soviétique" de Nicolaï Erdman, monté au Théâtre de Carouge. [Théâtre de Carouge - Juliette Parisot]
Le Suicidé, vaudeville soviétique / Vertigo / 5 min. / le 26 février 2024
Du 1er au 16 mars 2024, le Théâtre de Carouge (GE) présente "Le suicidé, vaudeville soviétique" dans une mise en scène du Franco-Suisse Jean Bellorini avec sa troupe du TNP-Villeurbanne. Cette satire politique datée de 1928 s'avère toujours aussi mordante et actuelle. Hélas.

Le camarade Sémione Sémionovitch Podsekalnikov a un petit creux. Pire, il vit un grand creux, existentiel celui-là. Une nuit de 1928, ce chômeur au paradis des travailleurs soviétiques attrape une subite envie de saucisson. L'objet de son désir, caché dans sa poche de pantalon, va passer pour un revolver et l'affamé pour un futur suicidé.

Pas question de se trucider pour rien dans cette farce où Marx le Karl rejoint Marx le Groucho. A toute mort digne, il faut une noble cause. Dès lors, dans cet appartement collectif mis sens dessus dessous par la nouvelle du prochain décès de Sémione Sémionovitch, des personnages plus truculents les uns que les autres défilent au chevet du malheureux pour obtenir une déclaration en faveur de l'intelligentsia, du petit commerce, des masses, de la religion ou de l'amour romantique. L'homme au pistolet-saucisson ne comprend d'abord que pouic, avant de saisir l'avantage matériel qu'il y aurait à annoncer officiellement son proche trépas.

Un spectacle musical et festif


"Ce qu'un vivant peut penser, seul un mort peut le dire". A elle seule, cette réplique culte vaut le déplacement au Théâtre de Carouge pour y découvrir "Le suicidé, vaudeville soviétique" dans une mise en scène du Franco-Suisse Jean Bellorini avec sa troupe du TNP de Villeurbanne. Ils et elles ne sont pas moins de seize sur le plateau pour un rendu aussi musical que festif allant de l'accordéon slave à la chorale de banquet en passant par une reprise finaude de rock anglais.

Quelques jours à peine après le décès dans un bagne sibérien d'Alexeï Navalny, principal opposant de Vladimir Poutine, la fameuse réplique vaut son pesant de sous-entendus. Aujourd'hui, ce n'est plus un coup de fil au standard du Kremlin qui vous envoie au goulag, mais un simple post sur les réseaux sociaux. Deux sales époques, une seule ambiance.

Direction le goulag

En 1928, lorsque ce farceur de Nicolaï Erdman écrit sa pièce, le texte finit directement dans la corbeille à papier de la commission de censure. On purge au pays de Staline et l'auteur téméraire n'a plus qu'à prendre le chemin du goulag. "Le suicidé", formidable satire de l'Union soviétique, devra attendre… 1982 pour être enfin joué sur une scène entre Moscou et Leningrad. Son camarade, le poète Ossip Mandelstam, tentera bien intercéder en sa faveur auprès de Staline, mais il se trouve lui-même exilé en Sibérie suite un texte trop corrosif.

Photo de répétition du spectacle "Le suicidé, vaudeville soviétique" de Nikolaï Erdman. [Théâtre de Carouge - Juliette Parisot]
Photo de répétition du spectacle "Le suicidé, vaudeville soviétique" de Nikolaï Erdman. [Théâtre de Carouge - Juliette Parisot]

"Dans le temps, les gens qui avaient une idée, ils voulaient mourir pour elle. A l'époque où nous sommes, les gens qui veulent mourir n'ont pas d'idée, et les gens qui ont une idée ne veulent pas mourir. C'est une chose qu'il faut combattre. Aujourd'hui plus que jamais, nous avons besoin de défunts idéologiques". Encore une réplique culte tirée du "Suicidé". Aujourd'hui, soumettez-la aux embrigadés de l'opération spéciale, jetés sur le champ de bataille ukrainien sous le signe du "Z" pour entendre ce qu'ils en pensent.

A la toute fin de ce spectacle, la comédienne et metteuse en scène russe en exil Tatiana Frolova nous adresse un message par écran interposé. C'est en quelque sorte la surprise du chef Bellorini, un dessert contemporain russe ajouté au menu soviétique. Ce suicidé qui nous a fait bien rigoler, voici qu'il nous glace au final. La farce était savoureuse à souhait, son arrière-goût bien amer.

Thierry Sartoretti/mh

"Le suicidé, vaudeville soviétique", mise en scène de Jean Bellorini, Théâtre de Carouge (GE), du 1er au 16 mars 2024.

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