Publié

Les Abranis, le groupe de légende à l'origine de la pop kabyle

Le groupe Les Abranis. [Bongo Joe]
Les Abranis et lʹinvention de la pop kabyle / L'Echo des Pavanes / 14 min. / le 29 avril 2023
Le disquaire genevois Bongo Joe édite "Amazigh Freedom Rock", compilation des meilleures chansons du groupe légendaire Les Abranis. Jouer du rock en berbère dans l’Algérie des années 1970 et 1980 constituait un sacré tour de force, se souvient le claviériste Shamy El Baz.

Premier prix du Festival de la chanson moderne algérienne. Voici qui fait chic sur un CV de groupe. Sauf qu’en coulisses, la victoire des Abranis, un quatuor de jeunes immigrés débarqués de Paris à Alger se paie cher: censure au bout de la troisième chanson, expulsion du direct de la Télévision d’Etat, licenciement des personnes responsables du concours et confiscation du passeport du clavier des Abranis, Shamy El Baz, pour une durée de six mois. La raison: musique décadente et surtout chanson en kabyle.

"Le gouvernement voulait qu’on chante en arabe"

Le 45 tours des Abranis. [Universal Music Productions]
Le 45 tours des Abranis. [Universal Music Productions]

"A l’époque, l’Algérie c’était l’Union soviétique au Maghreb, voire pire avec une politique d'arabisation à outrance et d’éradication de la culture berbère. Parler kabyle dans la rue pouvait vous conduire en prison", se souvient Shamy El Baz, joint ce printemps à Paris. "Le gouvernement voulait qu'on chante en arabe. Je leur répondu que je ne savais pas cette langue. Ce qui était vrai: j’ai grandi en région parisienne en ne parlant que français et amazigh, la langue de notre communauté. Ils nous ont finalement forcé à jouer dans une comédie musicale en arabe."

Du concours de 1973, il reste le 45 tours "Athedjaladde" dont les guitares affûtées trahissent l’amour des Abranis pour les Stones et les Kinks, voire James Brown. Une bonne copie s’échange aujourd'hui une centaine de francs sur le net. Il en va de même pour leurs premiers albums et leurs cassettes tout aussi rares. Les Abranis sont des pionniers. Les premiers à fusionner la pop occidentale avec les musiques orientales à une époque où les rares formations électriques présentes dans le Maghreb se contentaient de singer Elvis ou les yé-yé français dans les boîtes de nuit.

Des manifs et la prison

Dans les années 1970, les Abranis chantent l’amour. Leur utilisation des guitares électriques, leurs coupes assez flashy et l’usage de leur langue maternelle sont une bombe politique dans l’Algérie du président Houari Boumédiène: "Nous étions vus comme des capitalistes décadents dans un pays socialiste et considérés comme dangereux pour la politique panarabiste du gouvernement." En 1975, une première tournée algérienne est marquée par une interdiction de concert en Kabylie. Le public manifeste, affronte la police et l’armée. Shamy El Baz se retrouve en prison quatre jours durant, avant que le concert soit finalement autorisé pour calmer les esprits.

Au fil des ans, le rock kabyle des Abranis s’affine, invente une véritable fusion musicale entre les deux rives de la Méditerranée et ouvre la voie au succès des chanteurs kabyles Idir et Lounès Matoub. La musique des Abranis accompagne le Printemps berbère et la grève des cartables dans l’Algérie de 1980. L’intégration de rythmes reggae et funk va préfigurer la nouvelle vague du raï des Cheb Khaled, Mami et autres Hasni. L’histoire des Abranis s’arrête en 1993 avec un ultime album du duo fondateur Shamy El Baz et Karim Abdenour. Retiré en Algérie, brouillé avec son complice Shamy, Karim le chanteur a fait ses adieux définitifs à la scène en août dernier, déclarant au quotidien algérien Horizon: "Il faut savoir quitter la table quand l’amour est desservi".

Le claviériste Shamy El Baz (à gauche) du groupe Les Abranis. [Bongo Joe]
Le claviériste Shamy El Baz (à gauche) du groupe Les Abranis. [Bongo Joe]

Reste leur leg musical enfin réédité avec un excellent livret qui retrace l’épopée des Abranis. Dix chansons fabuleuses rassemblées par le disquaire genevois Bongo Joe sur la compilation "Amazigh Freedom Rock, 1973-1983". Le témoignage d’une Algérie ouverte, jeune, irrésistible et sans complexes.

Thierry Sartoretti/mh

Les Abranis, "Amazigh Freedom Rock, 1973-1983" (Bongo Joe Records).

Publié