Les rois Charles d'Angleterre et la musique

Grand Format Musique

La salle du concert élégant aux jardins du Vaux Hall à Londres, en 1755. Gravure de l'époque./ AFP

Introduction

Grand mélomane et mécène, le roi Charles III du Royaume-Uni relève "l'énorme impact que peut avoir la musique classique sur notre qualité de vie et notre bien-être à tous." Mais il est le roi d'une monarchie parlementaire, ses pouvoirs sont réduits, et il ne possède plus la brillante Musique de Cour de ses lointains prédécesseurs les rois Charles Ier et Charles II Stuart qui ont régné au XVIIe siècle. Retour sur la prolifique relation entre ces trois souverains d'Angleterre et leurs maîtres de musique.

Chapitre 1
Charles Ier Stuart (1600-1649) et la musique

Charles Ier, roi d'Angleterre, d'Ecosse et d'Irlande du 27 mars 1625 au 30 janvier 1649. Portrait réalisé par Anthony van Dyck dans les années 1630 / DR

Charles Ier Stuart, fils de Jacques Ier et d'Anne de Danemark, est roi d'Angleterre, d'Ecosse et d'Irlande du 27 mars 1625 au 30 janvier 1649. Elevé à la cour brillante de ses parents, il s'entoure des meilleurs musiciens: luthistes, violistes, violonistes, chanteurs, instrumentistes à vent, clavecinistes et virginalistes... Son règne correspond à l’âge d’or du consort pour violes.

Lorsqu'il monte sur le trône, Charles Ier dispose déjà de musiciens qui jouaient pour lui quand il était Prince de Galles, et il hérite de la Musique de son père. Comme le raconte un diplomate vénitien: "Sa Majesté ne souhaite pas exclure les anciens serviteurs de son père ni abandonner les siens". A quelques exceptions près, il garde tout ce petit monde qui se divise en deux catégories: Musique du Roi et Musique Privée, puis en sous-catégories: le Consort, les Luths, violes et voix, les Trompettes et vents, tous placés sous la houlette de leur Master of the King's Musick le compositeur, chanteur, luthiste et peintre anglais Nicholas Lanier.

Portrait de Nicholas Lanier, maître de la Musique du Roi Charles Ier, par un peintre inconnu (1613). [Collection privée / DR]
Portrait de Nicholas Lanier, maître de la Musique du Roi Charles Ier, par un peintre inconnu (1613). [Collection privée / DR]

L'année de sa nomination, 1626, fait date dans l'histoire de la musique anglaise, puisque pour la première fois un monarque décide de nommer un maître de musique, un seul individu, qui a autorité sur tous les autres musiciens séculiers, plus d’une quarantaine. Le poste de Master of the Music existe aujourd’hui encore, mais la reine Elizabeth II a ramené la durée du contrat à dix ans, alors que sous Charles Ier le maître de la musique du roi l’était pour la vie.

Les masques de cour

Sous Jacques Ier et Charles Ier se développe un spectacle de cour assez extravagant, le masque de cour, un divertissement réunissant musique, danse, déclamation, théâtre, et bal dans une scénographie élaborée, avec des costumes et décors magnifiques et surtout des effets spéciaux spectaculaires.

Les sujets choisis sont toujours allégoriques, issus de la mythologie gréco-romaine ou de légendes historiques britanniques, et leur objectif est de mettre en valeur la royauté, la monarchie absolue de droit divin et les monarques en place.

Y participent comédiens, chanteurs et musiciens professionnels, mais également les membres de la Cour et même le roi et la reine en personne. Les danseurs sont masqués et le jeu consiste à identifier lords et ladies sous leur loup. Il faut aussi soigneusement répéter les chorégraphies pour assurer des danses parfaitement exécutées.

Le grand ordonnateur de ces masques est l’architecte Inigo Jones, qui a fait le voyage en Italie et en a rapporté les dernières nouveautés, architecture palladienne, décors en perspective, et machineries permettant les fameux effets spéciaux, comme ce grand nuage suspendu dans les airs sur lequel trônent Charles Ier et Henriette-Marie costumés en Apollon et Diane tandis que Mercure leur présente les arts libéraux; cette scène est la représentation picturale de l’un des masques mis en scène par Inigo Jones et James Shirley, le tableau a été commandé au peintre Gerrit van Honthorst par le duc de Buckingham, conseiller du roi et ardent "masker"!

Apollo et Diane, peinture de Gerrit van Honthorst. 1628 [Royal Collection]
Apollo et Diane, peinture de Gerrit van Honthorst. 1628 [Royal Collection]

Inigo Jones travaille avec le plus grand dramaturge et poète de l’époque, Ben Jonson, l’auteur de "Volpone" et de "L’Alchimiste", jusqu’en 1631, date de leur brouille définitive. D’autres auteurs prennent le relais, comme James Shirley ("The Triomph of Beauty", 1646).

Les compositeurs se partagent l’écriture des musiques, qui la vocale et qui l’instrumentale: Nicholas Lanier, le maître de musique du roi qui introduit en Angleterre le récitatif accompagné, Alfonso Ferrabosco II, compositeur et gambiste virtuose d’origine italienne, William Lawes, qui mourra sur le champ de bataille en défendant son roi.

Deux masques au moins sont présentés annuellement à la Cour, et dès 1622 dans la nouvelle Salle des Banquets du palais de Whitehall conçue par Inigo Jones.

Mais lorsque sont installées au plafond les grandes scènes peintes par Peter Paul Rubens à la demande du roi en 1636, les masques ne sont plus représentés dans la salle des banquets, à cause de la fumée dégagée par les centaines de flambeaux et torches nécessaires aux scénographies d’Inigo Jones. De toute manière, la situation politique extrêmement tendue n’invite plus aux grands divertissements.

Charles Ier, qui règne sans convoquer le parlement, lève seul des taxes injustes et favorise la pompe catholique jusque dans l’Eglise anglicane, se met une grande partie de ses sujets à dos. Une première révolution éclate en 1640, une autre en 1646, et en 1649, le roi est capturé, jugé et condamné à mort.

Ironiquement, l’échafaud est installé devant la Salle des Banquets où, faute d’exercer une monarchie absolue de droit divin où tout ne serait que paix et harmonie, il se réconfortait à l’aide de ces divertissements extravagants et fort chers dans lesquels il pouvait au moins garder l’illusion d’un monde parfait sous son égide.

Chapitre 2
Charles II (1630-1685) et la Restauration

The Weiss Gallery/DR

1660 signe la fin de la dictature puritaine de Cromwell et la restauration de la monarchie. Charles II va régner jusqu’en 1685. Fils de Charles Ier, il a combattu dans les armées royalistes, a connu la fuite, l’errance, l’exil et entend profiter de la vie.

Comme ses parents, il aime la musique et compte bien s’en servir pour asseoir son pouvoir. Il commence par restaurer la Chapelle Royale et toutes les institutions musicales religieuses du royaume; il reconstitue sa Musique de Cour dont Nicholas Lanier reprend la direction.

A la mort de Lanier en 1666, Charles II nomme un Maître de Musique franco-catalan, le compositeur et violoniste Louis Grabu. Pourquoi un Français et un violoniste? Parce que Charles II est le cousin du roi français Louis XIV, qu’il a passé une grande partie de son exil à sa cour et qu’il aime tout ce qui est français, particulièrement la musique de danse dont les violonistes sont les hérauts. Il s’empresse d’augmenter le nombre de ses violonistes qu’il nomme Les Vingt-Quatre Violons du Roi, imitant en cela son cousin, impose des violons à la Chapelle Royale, et incite les compositeurs à écrire des "anthems" avec introduction et ritournelles instrumentales, un peu à la manière des grands motets français.

When on my sick bed I languish [DR]
Partition de "When on my sick bed I languish" composé par Henry Purcell en 1678. [DR]

Sa Chapelle Royale, avec ses douze chanteurs adultes, ses douze jeunes garçons formés par Henry Cooke, et ses organistes, compte de grands compositeurs en devenir: Pelham Humfrey, que Charles II envoie en France pour en rapporter les dernières nouveautés, John Blow, grand compositeur de musique sacrée et auteur du délicieux masque "Venus and Adonis", représenté devant le roi en 1684, et Henry Purcell, musicien exceptionnel qui va étudier non seulement le riche passé de la musique anglaise, mais également les nouveautés françaises et italiennes qu’il va assimiler et intégrer dans sa propre musique. Il brille dans tous les genres musicaux de son époque: musique sacrée, musique profane, musique instrumentale, musique de théâtre, opéra.

La tragédie lyrique

Malgré l’excellence des musiciens anglais qui l’entourent, Charles II ne rêve que de tragédie lyrique à la française. Il a déjà fait jouer des passages des œuvres de Lully, mais ce qu’il veut, c’est sa tragédie lyrique à lui!

Il envoie sur le continent l’acteur et directeur du Théâtre Royal Thomas Betterton avec pour mission de revenir avec une troupe française afin de célébrer en grande pompe les vingt-cinq ans de son règne en 1685.

Betterton ne parvient pas à en engager une, mais revient avec des dessins de décors, costumes et machineries à la dernière mode et surtout, il revient avec Louis Grabu, qui avait perdu son poste de Maître de la Musique du roi en 1679 en vertu du Test Act qui interdit les postes officiels aux catholiques.

Grabu propose de composer pour Charles II une tragédie lyrique à l’allégorie claire comme de l’eau de roche, en anglais, sur un sujet anglais qui mettra en valeur la monarchie anglaise. Son titre: "Albion and Albanius". Pour écrire le livret, Charles II choisit son "poète lauréat" (poète officiel), le grand John Dryden.

Ses musiciens anglais, John Blow et le maître de la musique du roi Nicholas Staggins en tête, prennent la mouche et pétitionnent pour que soit créée une troupe d’opéra anglais. John Blow offre au roi un masque entièrement chanté, "Venus and Adonis", représenté à la Cour en 1684 et que l’on peut considérer comme le premier opéra anglais, et Henry Purcell prend la suite de son ami et ancien maître en composant son opéra "Dido and Aeneas", destiné lui aussi à la cour de Charles II.

Pendant ce temps, le roi suit de près les répétitions de sa tragédie lyrique et se fait jouer des passages entiers dans ses salons. Mais, victime de ses excès, le jouisseur Charles II est saisi d'une crise d'apoplexie le matin du 2 février 1685, et il meurt le 6 février à 11h45 au palais de Whitehall, à l'âge de 54 ans, avant les célébrations de ses vingt-cinq ans de règne.

"Didon et Enée", spectacle de cour, n’est pas représenté (il le sera quelques années plus tard au pensionnat du maître-à-danser et chorégraphe Josias Priest à Chelsea).

Quant à la tragédie lyrique "Albion and Albanius", elle est remaniée en catastrophe pour le successeur de Charles II, son frère Jacques II, et créée au théâtre de Dorset Garden dans une relative indifférence, le climat politique engendré par l’arrivée d’un roi catholique sur le trône d’Angleterre n’étant pas aux réjouissances.

Chapitre 3
Charles III, un vrai mélomane (1948)

Pool Photo via AP/Keystone - Henry Nicholls

Le roi Charles III, homme cultivé, d’une grande sensibilité artistique, excellent aquarelliste, a étudié dans sa jeunesse la trompette et le piano et joué dans l’orchestre de son pensionnat écossais de Gordonstoun où, à quinze ans, il fait ses débuts à la trompette dans la cathédrale Saint-Gilles. Il en garde "cette merveilleuse sensation de faire partie d’un tout immense".

Mais c’est sa grand-mère la reine mère Elizabeth qui l’initie au monde de la musique, de l’opéra et de la danse en l’emmenant régulièrement au concert ou au spectacle. Lorsqu’il entend Jacqueline du Pré dans le concerto pour violoncelle en ut majeur de Joseph Haydn, il décide d’apprendre le violoncelle. Il va même jouer dans l’orchestre du collège Trinity de Cambridge – "plutôt mal", selon lui.

Lorsqu’il entre dans la Navy et qu’il devient Prince de Galles, Charles III doit délaisser son violoncelle pour remplir ses nombreuses obligations, mais l’amour de la musique reste. Avec la retenue qui le caractérise, il déclare: "Cela est l’un des aspects les plus agréables et les plus spéciaux de ma vie". Il est vrai qu’il ne dispose plus de musiciens de cour, mais il conserve son Master of Music, qui est depuis 2014 une femme, Judith Weir, compositrice. Le rôle du maître de musique est aujourd’hui principalement un rôle de conseiller qui ne compose que pour les grandes occasions royales et Judith Weir espère intéresser Charles III à la création contemporaine.

Car avant même d’être roi, Charles III aimait intervenir pour suggérer l’ajout d’œuvres musicales aux célébrations marquantes de la Couronne britannique: son mariage avec la reine Camilla, l’union de son fils le prince William et de la princesse Katherine.

A la mort de sa grand-mère, la reine mère Elizabeth en 2002, il commande au compositeur Richard Rodney Bennett une œuvre pour violoncelle et orchestre intitulée "Reflections on a Scottish Folksong", créé en 2006 au Queen Elizabeth Hall par Paul Watkins et le Philharmonia Orchestra.

Ses goûts musicaux le portent vers la musique de Wagner sans réserve, il a même dirigé les musiciens du Philharmonia Orchestra dans Siegfried-Idyll pour les soixante ans de son épouse. Commentaire de Sa Majesté: "Ils ont été très polis..."

Un grand mécène

On ne compte plus les institutions musicales placées sous le patronage de Charles III, parmi lesquelles le Royal Opera House, Orchestra and Chorus de Covent Garden, le BBC National Orchestra du Pays de Galles et l’Opéra National gallois, l’orchestre et le chœur Monteverdi ainsi que l’Orchestre Révolutionnaire et Romantique de John Eliot Gardiner, le Royal Philharmonic Orchestra...

Son épouse la reine Camilla soutient elle aussi plusieurs structures musicales du royaume, dont le National Youth Orchestra et le London Chamber Orchestra.

Affecté par la précarité des musiciens pendant la pandémie, Charles III livre une émission de radio de deux heures pour laquelle il choisit les musiques qu’il aime tout particulièrement, toutes interprétées par les formations qu’il mécène: les concertos pour piano de Frédéric Chopin et de son contemporain anglais Julius Benedict, les Quatre Derniers Lieder de Richard Strauss, la Passion selon Saint Matthieu de Bach, l’œuvre de Wagner en général et Les Maîtres Chanteurs en particulier, mais aussi la "Marche Nuptiale des Oiseaux", un extrait des Oiseaux d’Aristophane du compositeur victorien Hubert Parry.

Il insiste sur le besoin urgent pour nos sociétés de protéger et de valoriser les arts, ainsi que sur "l’énorme impact que peut avoir la musique classique sur notre qualité de vie et notre bien-être à tous."

Sa passion pour la musique est de bon augure, les musiciens peuvent se sentir soutenus par le roi Charles, troisième du nom, qui utilise son pouvoir de représentation autant qu’il le peut pour les aider.

>> A écouter aussi, l'émission "L'oreille d'abord" sur le renouveau de la musique anglaise au tournant du XXe siècle :

Hubert Parry, compositeur. [AFP - ©Ann Ronan Picture Library]AFP - ©Ann Ronan Picture Library
L'Oreille d'abord - Publié le 12 décembre 2022