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"Des sirènes" de Colombe Boncenne, une odyssée intime

Colombe Boncenne [DR - DR]
Colombe Boncenne, lʹalarme des sirènes / Quartier livre / 56 min. / le 27 mars 2022
En accompagnant sa mère dans la maladie qui va l’emporter, la narratrice du nouveau roman de Colombe Boncenne découvre petit à petit l’histoire de la violence faite aux femmes de sa famille, reproduite en silence d’une génération à l’autre.

Des livres sur le deuil, des récits de soi sur la disparition d’un proche, l’actualité littéraire en livre des brassées par saison. Ce printemps, vous n’en lirez pas de plus délicat que celui-ci: "Des sirènes", de Colombe Boncenne, traversée tendre et sensible de l’épreuve suprême que constitue la perte de sa mère.

Eprise de jeux littéraires, l’autrice parisienne a su mener son lectorat par le bout du nez dans deux fictions savoureuses et labyrinthiques, "Comme neige" (2016) et "Vue mer" (2020).

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Et puis survient un drame, qui rebat les cartes de son rapport aux mots. Disparue en 2019, la mère de la romancière lui inspire deux récits d’une tonalité beaucoup plus intime: "La mesure des larmes" (2020), qui conte le difficile chemin du deuil, et "Des sirènes", consacré au parcours de la maladie et de ses effets sur une narratrice à la présence au monde amoindrie, son prénom réduit à son diminutif "Co".

Le soir, j’ai relu mon carnet, essayé de rassembler les éléments comme Reine avant de sculpter. J’ai eu le sentiment d’avoir une montagne d’informations mais quand je les ai résumées, cela ne formait qu'un petit tas friable ou au mieux, un amas de quelques cailloux. Tout aussi bien, j’aurais pu les prendre un par un et les jeter dans l’eau, ils auraient émis un ploc disgracieux en tombant vers le fond.

Colombe Boncenne, "Des sirènes"

Un archipel de sensations

Ne pas en déduire pour autant que Colombe Boncenne y fait un trait sur ses audaces formelles. Innervé par de multiples fils narratifs, multipliant les effets d’écho et d’association, le roman s’inspire du thème mythologique des îles pour construire pas à pas un archipel de sensations autour d’un duo mère-fille vers lequel tout converge.

Odyssée intime, voyage autour d’une chambre d'hôpital, "Des sirènes" dévoile ainsi par petites touches, par une succession de séquences ciselées, l’ampleur du chemin parcouru. Parce que le dialogue qu’elle instaure avec sa mère, tout au long de son traitement, conduit la narratrice au cœur d’une histoire familiale tenue secrète jusqu'alors. Un récit fragmentaire, jalonné d’abus sexuels et d’enfants cachés, comme une lézarde profonde entaillant son arbre généalogique.

Dernière de cette lignée de femmes, la narratrice est celle qui pourra parler, trouver les mots susceptibles de rompre la chaîne de l’abus. Mais pour cela, il lui faudra des alliées, des âmes sœurs qu’elle rencontre sans bien savoir comment et qui composent, comme un reflet inversé de "Fight Club" (référence assumée de l’autrice), une communauté invisible de voix libératrices.

C’est ce que je voulais insuffler dans ce livre: il y a une bataille souterraine, ample, un mouvement que la narratrice souhaite rejoindre. Elle se demande comment elle va y arriver.

Colombe Boncenne

Le renouveau des relations hommes-femmes

Ces voix, ce sont celles des sirènes d’aujourd’hui. Celles qui, loin d’égarer les marins mythologiques, portent au cœur des villes le combat pour un renouveau des rapports hommes-femmes. Sans jamais le nommer, Colombe Boncenne sait avec finesse nous faire entendre l’écho du hashtag #MeToo et de ses slogans actifs. Et tandis que les forces d’un être s’amenuisent, jusqu’à livrer leur dernier souffle, quelque chose va naître au cœur de sa fille endeuillée, portée par ces nouvelles voix qui n’ont plus peur de dire la vérité.

Bouleversant par la justesse de ses images et l’agencement subtil de ses procédés narratifs, ponctué de rencontres avec des êtres singuliers et pittoresques, "Des sirènes" réussit le tour de force d’aborder des thèmes aussi colossaux que la maladie, le deuil et la domination masculine, sans jamais céder à l’emphase dramatique. En quelque 200 pages où chaque mot semble à sa juste place, l’autrice française impose en douceur, en délicatesse, une écriture de soi aux antipodes des autofictions trash qu’on célèbre de nos jours.

Nicolas Julliard/mh

Colombe Boncenne, "Des sirènes", éditions Zoé.

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