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Et si l'art devenait tout à coup invisible?

Robert W. Irwin, Scrim Veil—Black Rectangle—Natural Light (1977). [CC-BY-SA-3.0 - Mduvekot]
Vers une invisibilisation dans lʹart ? / Vertigo / 6 min. / le 15 juin 2021
La sculpture invisible "Io sono" ("Je suis") de l'artiste italien Salvatore Garau a été vendue aux enchères pour 15'000 euros. A l'époque des NFT, ces certificats d’authenticité pour des oeuvres virtuelles, assiste-t-on à la disparition progressive des oeuvres?

Ce n'est pas la première fois que Salvatore Garau présente une oeuvre immatérielle. Une autre de ses sculptures invisibles, "Bouddha en contemplation", a déjà investi la Piazza della Scala à Milan. Sur le pavé, on pouvait percevoir un carré de ruban blanc qui délimitait le périmètre.

Pour l'artiste italien, le vide est un "lieu" de réflexion. Réaliser une sculpture invisible constitue "la parfaite métaphore de l'époque que nous vivons". Par ailleurs, l'artiste sarde a donné des instructions strictes à l’acquéreur, resté anonyme: l'oeuvre doit être installée dans une maison privée, au centre d'une pièce vide, et disposer d'un espace de minimum de 150 cm x 150 cm.

Je n’ai pas vendu un 'rien', mais un vide. Ce n’est rien d’autre qu’un espace plein d’énergie. Si nous le vidons et qu’il ne reste rien, selon le principe d’incertitude d’Heisenberg - concept de la mécanique quantique -, ce vide a un poids. Il se condense et se transforme en particules, et se fond ainsi en nous.

Salvatore Garau, artiste plasticien

L'art du vide

L’art a souvent flirté avec l’invisible. Ce n’est pas la première fois que des artistes s’interrogent sur la notion de vide.

Une du journal "Dimanche. Le journal d'un seul jour" représentant le photomontage de Harry Shunk (ne en 1942) et John Kender mettant en scène Yves Klein (1928-1962). [AFP - Leemage]
Une du journal "Dimanche. Le journal d'un seul jour" représentant le photomontage de Harry Shunk (ne en 1942) et John Kender mettant en scène Yves Klein (1928-1962). [AFP - Leemage]

En 1958 déjà, l’artiste français Yves Klein, connu pour ses peintures monochromes d’un bleu qui porte son nom (son fameux International Klein Blue), réalisait l'exposition dite du "Vide" chez Iris Clert. L’entrée de la galerie se faisait par le hall de l’immeuble, les visiteurs devaient passer sous une tenture de drap bleu qui encadrait la porte. Les fenêtres de la galerie et une vitrine à l’intérieur étaient opacifiées en bleu.

Les visiteurs eurent l’immense surprise de découvrir une suite de salles vides aux murs peints en blanc. Le vide fondé sur le rien, lequel ne commence et ne finit jamais. Pour Yves Klein il s’agissait de proposer une immatérialisation du bleu.

En 1960, il réalise aussi cette photographie parue dans "Le journal d'un seul jour" du 27 novembre. Elle est titrée: "Un homme dans l'espace! Le peintre de l'espace se jette dans le vide!". Le vide encore.

Juste avant de mourir, Yves Klein confie à un ami: "je vais entrer dans le plus grand atelier du monde. Et je n'y ferai que des oeuvres immatérielles."

Le devenir marchand de l'art numérique

Avec ce "voir ou ne pas voir", il y a peut-être un point commun avec la démarche de certains artistes numériques propulsés par l’explosion des NFT, ces certificats d'authenticité des oeuvres numériques.

>> A lire aussi : La frénésie des NFT fait découvrir le monde du crypto-art

Pour Bertrand Naivin, théoricien de l’art et des médias, le risque encouru par Salvatore Garau ou de certains artistes numériques, c’est le devenir marchand qui finit toujours par rattraper l’œuvre. "Au départ, les premiers artistes qui ont fait de l'art multimédia, dans la vraie filiation de celles et ceux qui étaient à l'origine de l'art numérique et du web, avaient cette idée de partager quelque chose qui dépassait le côté physique de l'oeuvre, parce que désireux d'aller au-delà du côté marchand et 'objet' de l'oeuvre", dit-il.

L’artiste pop David Hockney réalise en 1988 des dessins envoyés par fax à ses amis, avant d’utiliser l’iPad vingt ans plus tard. "Il joue vraiment le jeu des oeuvres numériques, sans les vendre", rajoute Bertrand Naivin. En partageant ses oeuvres, Hockney offre une diffusion spontanée et libre qui ne passe plus par les circuits traditionnels de l’art, en s’affranchissant de son caractère marchand.

>> A écouter aussi, une chronique sur une exposition consacrée à lʹartiste anglais David Hockney :

Le peintre britannique David Hockney pose devant une de ses oeuvres au Centre Pompidou le 26 septembre 2017. [AFP - Stéphane de Sakutin]AFP - Stéphane de Sakutin
Arts visuels: Hockney, Love life! / Vertigo / 6 min. / le 29 septembre 2017

Mais est-ce encore de l’art?

La relation que nous entretenons avec l’art est très personnelle: une oeuvre, même imaginaire, peut émouvoir quelqu'un qui décide ensuite de l'acheter. Quand on pense à "Carré blanc sur fond blanc" de Kasimir Malevitch, le premier monochrome de la peinture contemporaine, c’était déjà ça: rien que l’émotion de la couleur et l’art qui se légitime à travers cette démarche.

L'invisible, le vide, la dématérialisation de l'oeuvre, ont habité l'histoire de l'art depuis de nombreuses années. Le bruit que l'artiste italien Salvatore Garau fait sur les réseaux sociaux depuis la vente de son œuvre imaginaire n’est pas annonciatrice d’une révolution artistique.

Cette démarche semble être une tentative de réponse à cette question que l’on se pose depuis plus d’un siècle et demi: qu’est-ce que l’art? Mais il n’y aura pas de réponse, et c’est peut-être cela qui fait la beauté de l'art.

Miruna Coca-Cozma

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