Dix ans après les printemps arabes, les combats pour la liberté se poursuivent

Grand Format Reportage

Reuters - Mohamed al-Sayaghi

Introduction

En 2011, un soulèvement populaire en Tunisie lançait une vague de révolutions surnommées "printemps arabes", qui gagnèrent des pays comme l'Egypte, la Libye ou la Syrie. Dix ans plus tard, si les rêves de ces peuples ne sont pas encore réalisés, il y a tout de même eu des avancées. Ce long format vous propose le portrait de personnes qui continuent, avec détermination, le combat pour la construction de leur pays.

Portrait 1
En Libye, le prix de la liberté

RTS - Maurine Mercier

Depuis sa révolution, la Libye a vécu deux guerres civiles, et une multitude de conflits localisés. Dans ces conflits interminables se battent de nombreux miliciens. Loin d’être des combattants sanguinaires, ce sont très souvent de jeunes hommes qui tentent de faire aboutir leur révolution, et espérer bâtir une démocratie.

Ali (nom d’emprunt) fait partie de ces miliciens. Il y a un an et demi, du haut de ses 25 ans, il était sur la ligne de front à Tripoli, pour faire barrage au Maréchal Haftar. Un homme qui, pour lui, est un Kadhafi en pire.

En 2019, à Tripoli, les jeunes tentent de barrer l'offensive du général Haftar, après avoir fait la révolution contre Kadhafi, puis la guerre contre le groupe Etat islamique. [RTS - Maurine Mercier]
En 2019, à Tripoli, les jeunes tentent de barrer l'offensive du général Haftar, après avoir fait la révolution contre Kadhafi, puis la guerre contre le groupe Etat islamique. [RTS - Maurine Mercier]

Kalachnikov en bandoulière, Ali tenait à garder des chaussures de ville, type fausse peau de croco. S’il meurt ici, ce sera avec style, disait-il. Comme pour se rappeler qu’avant d’être milicien, il est civil, comme tous ses amis autour de lui.

"A chaque guerre, ma mère me dit "n’y va pas…" mais j’y vais.  On a tous peur de la mort. Mais ce que je redoute le plus c’est de faire pleurer ma mère." Pour vivre libre, Ali est prêt à payer le prix, même si c’est la guerre. Et la guerre, il ne connaît que cela depuis 10 ans.

>> Ecouter le portrait de Ali dans l'émission Tout un monde :

La ville de Syrte, toujours à terre après la guerre contre le groupe Etat islamique. Ici en 2018. [RTS - Maurine Mercier]RTS - Maurine Mercier
Tout un monde - Publié le 19 février 2021

Tout commence en 2011. Adolescent, Ali a six frères et sœurs. Pour subvenir aux besoins de la famille nombreuse, son père est souvent absent. Ali ne le connaît pas vraiment, jusqu’à ce que la révolution éclate.

"Dès le premier jour, je me suis retrouvé au centre-ville. C’était génial. Avec mes potes on disait "allez ! on va se faire les flics !" Franchement, je ne savais même pas ce que le mot révolution signifiait !" Et puis, Ali y croise son père, qui lui dit de faire attention et de rester près de lui.

C’est là que l’adolescent se rend compte que c’est un opposant, et l’un des premiers à oser défier les forces du Colonel. Car, du temps de Kadhafi, personne n’osait en dire du mal. Pas même au sein de sa propre famille. Le dictateur est allé jusqu’à empêcher les enfants de connaître leurs propres parents, décrit Ali.

Puis, d’un coup, sa vie bascule. "Mon père s’est fait tirer dessus. Par les hommes de Kadhafi. Une balle dans l’estomac. Il est mort le 8 mai."

Je suis tellement fier de lui. Mon père est mort pour sa patrie, pour protéger sa famille. Pour quelque chose de bien.

Ali (nom d'emprunt), 26 ans, milicien libyen

D’enfant enivré par ses premières bouffées de liberté, Ali devient un orphelin blessé. Sa lutte prend un tournant. "La seule chose que je voulais désormais, c’était de combattre ceux qui avaient tué mon père." Mais pas par vengeance. Par loyauté envers cet homme mort dans sa quête de liberté.

"Je suis tellement fier de lui. Mon père n’est pas mort dans un accident de voiture mais pour sa patrie, pour protéger sa famille. Pour quelque chose de bien." Depuis, Ali n’a plus quitté la ligne de front. Comme ses compagnons, cela fait 10 ans qu’il se brûle, qu’il se sacrifie pour la révolution.

En 2016, à Syrte, les jeunes Libyens combattent le groupe Etat Islamique. [RTS - Maurine Mercier]
En 2016, à Syrte, les jeunes Libyens combattent le groupe Etat Islamique. [RTS - Maurine Mercier]

Alors, lorsqu’il entend des personnes, notamment à l’extérieur de la Libye, remettre la révolution en cause, dire que c’était mieux sous Kadhafi, qu’il y avait plus de sécurité, pas de guerre, le jeune homme rétorque : "Les moutons aussi vivent en sécurité. Le problème, c’est justement qu’on vivait tous comme des moutons !"

"Les gens n’ont aucune idée de ce que c’était que de vivre sous Kadhafi. Pas d’hôpitaux dignes de ce nom, de routes, d’écoles de qualité. Rien ! On ne savait pas ce qui se passait en dehors du pays. Si tu n’étais pas de la famille de Kadhafi, tu ne pouvais pas vivre ta vie."

Alors, malgré les guerres interminables, Ali trouve son pays bien mieux depuis la chute du dictateur. "Je vais vous dire, rien n’est jamais gratuit dans la vie. C’était le prix à payer, pour notre liberté. Perdre un père, ses amis. Perdre même son âme."

Aujourd’hui, je me sens toujours comme un mouton, mais un mouton libre.

Ali (nom d'emprunt), 26 ans, milicien libyen

Aujourd’hui, Ali tente de retrouver une vie normale, sans armes. "C’est vrai qu’on a toujours de mauvais gouvernements. Mais on a plus de démocratie, plus de liberté. J’espère que les choses vont s’améliorer. Aujourd’hui, je me sens toujours comme un mouton, mais un mouton libre", lance le jeune homme en riant.

Pourtant, même après dix ans, la détermination d’Ali ne suffit pas à éclipser le vide qu’a creusé en lui le décès de son père. Aujourd’hui encore, il fond en larmes à chaque fois qu’il écoute le morceau "You’re not there" ("Tu n’es pas là") de Lukas Graham. "C’est la plus belle chanson qu’on puisse avoir. Un jour je l’ai jouée pour un ami qui était en colère contre son père. Je lui ai dit que je serais prêt à donner n’importe quoi pour passer quelques instants avec le mien."

Portrait 2
En Libye, chanter face à la domination des hommes

Keystone - Alexandre Meneghini

Il y a dix ans, un mois après la chute de Ben Ali en Tunisie, des Libyens et Libyennes se soulèvent contre un dictateur plus puissant encore, Mouammar Kadhafi. Très vite, cette révolution vire au cauchemar.

À 25 ans, Zeinab (nom d’emprunt) a déjà subi deux guerres. En 2011, la révolution démarre dans sa ville, Benghazi. Une révolution qui tourne à la guerre civile. Puis, les affrontements entre le Maréchal Haftar et les islamistes se déroulent dans son quartier.

"Nous avons tous dû cesser d’étudier, de travailler, raconte Zeinab. La nuit, les bombes tombaient deux rues plus loin, des balles traversaient notre quartier. Les gens s’affrontaient dans notre immeuble."

Après trois ans de guerre, la maison de Zeinab, tout comme le centre historique de Benghazi, n’est plus qu’un champ de ruines. "Nous ne sommes plus les mêmes. Nous avons vu tellement de morts. C’est comme si nous étions nous-mêmes morts de l’intérieur."

>> Voir des images de la ville de Benghazi en 2019 (Maurine Mercier), avec une chanson folklorique libyenne interpretée par Zeinab :

La ville de Benghazi en 2019 avec chant d'une musicienne libyenne
L'actu en vidéo - Publié le 16 février 2021

Malgré tout, Zeinab ne regrette pas la révolution. Même si le quotidien des femmes s’est compliqué. D’autant plus pour la passionnée d’art et de chant qu’elle est. Aujourd’hui en Libye, le simple fait de chanter lorsqu’on est une femme est devenu un acte de défiance. Mais Zeinab refuse de se soumettre. Le chant, tout comme son rire, elle les utilise pour survivre. Et pour se révolter.

"Disons que 60-70% des hommes me disent de la fermer. Que je suis une femme, et que je ne peux donc pas sortir. Que je ne peux pas chanter en public. Ce n’est pas à cause de la religion, parce que cela n’a pas toujours été comme cela ici. Dans les années 80-90, il y avait beaucoup de femmes musiciennes et d’actrices. Vraiment, je ne sais pas ce qui s’est passé."

>> Ecouter le portrait de la musicienne dans l'émission Tout un monde :

La ville libyenne de Tripoli. [Keystone/AP Photo - Felipe Dana]Keystone/AP Photo - Felipe Dana
Tout un monde - Publié le 16 février 2021

Pour être autonome, échapper à ses frères et retrouver ses amis, il faut conduire. Cela aussi, c’est un défi pour une femme à Benghazi. "Ils me traitent de salope. Parfois, ils me jettent des objets à la figure. Avant la guerre, cela arrivait parfois, mais ça a vraiment augmenté. Les hommes sont devenus beaucoup plus agressifs."

"Bien sûr que j’ai peur. La plupart des hommes ont des kalachnikovs dans leur voiture. C’est devenu banal. Les armes sont devenues leur jouet. Avant la révolution, personne n’avait le droit d’être armé. C’est vraiment trop dangereux de les rembarrer."

Zeinab refuse de se faire dicter sa vie par ses frères, ou par un mari. "Non, je ne marierai pas. Pas avec ces mentalités." Là encore, dans une société où le mariage est un passage obligé, la jeune femme ne plie pas.

"Il y a plein de filles comme moi évidemment, mais elles ont peur. Ou elles ne peuvent tout simplement pas décider de leur sort, parce que leur père ou leurs frères ne le leur permettent pas. Et puis, il y a ce lavage de cerveau. Les femmes grandissent dans cet environnement. Alors elles trouvent cela normal et acceptent."

Pour faire bouger les lignes, Zeinab a organisé un petit concert dans un café. "Il n’y avait que des filles dans la salle. Les seuls hommes étaient les serveurs.  J’ai chanté, joué de la guitare, on a toutes chanté ! On a fait un karaoké."

Cela paraît anodin, mais à Benghazi, c’est un énorme risque. Ainsi, la police de la morale a débarqué, et a emporté les haut-parleurs et la guitare de la musicienne. Suite à cela, les salafistes de la ville l’ont menacée, et elle est devenue une cible.

Aux dernières nouvelles, l'un des amis de Zeinab lui a offert une nouvelle guitare. Et face à ceux qui veulent la faire taire, elle répond par sa voix, en chantant.

>> Lire aussi : Dix ans après la révolution, la Libye est toujours déchirée et livrée au chaos

Portrait 3
En Egypte, une longue vie de révolte

AFP - MOHAMED EL-SHAHED

A 77 ans, Shahira Mehrez a une longue carrière d’activiste derrière elle. Depuis un demi-siècle, cette architecte de métier est de tous les rassemblements contre l’oppression.

En 2011, deux semaines après la chute de Ben Ali en Tunisie, plusieurs appels circulent en Egypte pour manifester contre l'impunité et la corruption des forces de police. Comme d’habitude, Shahira se rend au point de rendez-vous dans son quartier. Mais rien ne se passe comme prévu.

"Nous étions entourés par 10'000 soldats. On ne pouvait pas bouger. Et puis, graduellement, on a vu des masses arriver. Des quantités de gens dans la rue, tous jeunes.. Ils ont pu passer à travers les barrages de la police et courir vers la place Tahrir. Moi, ça m’a donné l’espoir du réveil du peuple égyptien."

Ce que cette révolution a prouvé, c’est qu’un jour ou l’autre, les comptes sont faits.

Shahira Mehrez, architecte et activiste de 77 ans

"Ce que cette révolution a prouvé, c’est qu’un jour ou l’autre, les comptes sont faits." Depuis, la doyenne de la révolution a créé une association pour honorer les blessés et familles de martyrs.

>> Ecouter le témoignage de deux doyennes de la révolution :

Des Egyptiennes célèbrent la démission du président Hosni Moubarak en 2011 sur la place Tahrir. [Reuters]Reuters
La Matinale - Publié le 25 janvier 2021

L’activisme de mère en fille

Laïla Soueif avait elle 16 ans lorsqu’elle participe à sa première manifestation. Près de 50 ans plus tard, cette mathématicienne et professeure à l’université du Caire milite toujours pour les droits humains.

Mais Laïla n’est pas seule dans son combat. Elle épouse un homme également activiste, Ahmed Seif El Islam, décédé en 2014. Leurs trois enfants suivent leurs traces.

Deux d’entre eux, Alaa Abdel Fatah et Sanaa Seif, sont des figures de la révolution, et actuellement emprisonnés par le régime, sans jugement. En 2014, elle protestait déjà avec sa fille Mona par une grève une grève de la faim de 76 jours pour demander leur libération.

Leila Soueif et son fils Alaa Abdel Fattah au Caire en 2014. [AFP - MOHAMED EL-SHAHED]
Leila Soueif et son fils Alaa Abdel Fattah au Caire en 2014. [AFP - MOHAMED EL-SHAHED]

Avant les révoltes arabes de 2011, cette militante laïque de gauche se battait déjà dans l’ombre. Elle avait fondé le mouvement professoral du 9 mars pour l’indépendance des universités.

Depuis la révolution, elle est devenue, avec ses enfants, l'une des icônes du mouvement. Les gens la reconnaissent dans la rue, la félicitent. "Il y a même des soldats qui me disent qu’ils suivent mon compte Facebook et me disent bravo."

Car, si la répression est aujourd’hui plus forte que jamais, et que ses enfants sont en prison, Laila ne regrette en rien l’ère de Hosni Moubarak. Pour elle, la révolution de 2011 a entraîné un changement irréversible des mentalités.

>> Voir le témoignage de Laïla Soueif, mathématicienne et activiste :

Leila Soueif, mathématicienne et activiste égyptienne pour les droits humains [RTS - Arianne Lavrilleux]
L'actu en vidéo - Publié le 29 janvier 2021

"Cela n’a plus rien à voir. Maintenant, on forme un mouvement de masse, explique-t-elle. Oui, il est vaincu, éparpillé. Mais des milliers voire des millions de personnes ont découvert qu'elles partagent les mêmes idées de démocratie, de droits humains. "

Non, je ne regrette pas, je ne peux pas regretter.

Laila Soueif, mathématicienne et activiste égyptienne

"Il y avait de la solidarité sous Moubarak, mais nous étions bien moins nombreux. Il y a une très grande différence entre appartenir à un mouvement de masse, même s'il est vaincu, et être dans des micro-groupes que personne n'écoute. Donc non, je ne regrette pas. Je ne peux pas regretter."

Leïla Soueif se réjouit même de voir les nouvelles générations reprendre le flambeau. Cet esprit solidaire et critique agite aujourd'hui les réseaux sociaux où les mobilisations, notamment féministes, se sont multipliées, avec en première ligne la génération qui avait 10 ans lors de la révolution.

>> Ecouter le reportage sur les dix ans de la révolution dans l'émission Tout un monde :

L'armée s'est déployée dans les rues du Caire alors que la tension ne cesse de monter. [AP Photos /Hassan Ammar]AP Photos /Hassan Ammar
Tout un monde - Publié le 25 janvier 2021

Portrait 4
En Tunisie, jeunes entrepreneurs pour s'en sortir

Maurine Mercier

En 2011, la jeunesse tunisienne s'est soulevée pour défendre sa dignité et demander du travail. Dix ans plus tard, les jeunes diplômés ne trouvent pas de place dans un marché de l'emploi incapable de les absorber et un pays en crise économique.

Si la situation ne semble pas s'être améliorée, des jeunes décident de ne plus compter sur l'Etat, et de créer leur propre entreprise. Dans un pays où on rêve d'être fonctionnaires, une transition douce du public au privé est en train de s'opérer.

À Sidi Bouzid, petite ville sinistrée où la révolution a démarré, deux jeunes témoignent de leur parcours sinueux de diplômés chômeurs à entrepreneurs.

Makram, 37 ans, a fait une licence en informatique de gestion, mais n'a jamais pu appliquer ses acquis universitaires dans un travail. Après ses études, il a passé 10 ans sans emploi fixe, et occupait son temps à jouer aux cartes au café du coin avec d'autres jeunes.

Et puis, Makram s'est rendu à l'évidence. "L'Etat est incapable de faire bouger les choses. J'ai compris que si je voulais m'en sortir, cela devait venir de moi."

>> Voir le témoignage de Makram, jeune entrepreneur tunisien :

Makram, jeune entrepreneur tunisien
L'actu en vidéo - Publié le 22 janvier 2021

En 2016, le jeune homme a le déclic lorsqu'il tombe amoureux. "Pour qu'on puisse construire quelque chose ensemble, je devais me bouger. Je l'aime beaucoup."Alors, le jour où on lui parle d'un programme de développement qui met au concours des bourses pour financer des projets novateurs, il se lance. Sa candidature est l'une parmi 4'500 autres. "Je me suis dis que je n'allais jamais être sélectionné".

Mais finalement, le projet de Makram est retenu. Il contracte en plus des micro-crédits. "C'est maintenant beaucoup plus facile d'emprunter aux banques pour financer un projet qu'à l'époque de Ben Ali."

Makram ouvre un atelier de décorations en fer forgé en 2018. De deux employés au départ, il est passé à sept, ainsi que deux apprentis. "Si on veut un emploi, on trouve. Mais la plupart des jeunes ici, une fois diplômés, ne veulent plus travailler dans les métiers manuels."

Je suis descendu dans la rue, malgré la réprobation des aînés. C'était la révolution de la dignité.

Nader, jeune entrepreneur tunisien

Nader, lui, avait 18 ans au moment de la révolution. "Je suis descendu dans la rue, malgré la réprobation des aînés. C'était la révolution de la dignité."

Nader a fait des études brillantes en finances, mais s'est aussi heurté à un mur. "J'ai décroché un entretien, et ai été sélectionné pour un second, qui s'est très bien passé. Et puis, plus de nouvelles. J'ai ensuite appris que ceux qui ont été embauchés ne l'avaient pas été pour leurs compétences, mais parce qu'ils étaient pistonnés."

>> Ecouter le reportage de Tout un monde avec le témoignage de Makram et Nader :

Nader, à 28 ans, est chef d'une entreprise de meubles sur mesure. [RTS - Maurine Mercier]RTS - Maurine Mercier
Tout un monde - Publié le 22 janvier 2021

Comme Makram, Nader décide de créer son entreprise; des meubles sur mesure.  "Sincèrement, ça n’a pas été facile. J’ai vraiment dû batailler pour obtenir un financement de la banque. J’ai aussi emprunté de l’argent partout où je pouvais : mes parents, certains amis."

Nader ne pensait jamais se tourner vers les métiers manuels, souvent boudés en Tunisie. "Mais aujourd’hui, je suis vraiment heureux de voir la fierté dans les yeux de mes parents."

Le jeune homme raconte que la plupart de ses amis ont tenté la traversée de la méditerranée. Certains ont même été happés par les réseaux terroristes. À Sidi Bouzid, comme dans le reste du pays, les jeunes disparaissent, petit à petit.

Malgré cela, Nader estime que la révolution a été utile. "Elle a dévoilé tout ce qui n’allait pas en Tunisie, ce que le régime de Ben Ali voulait camoufler."

"Avant la révolution, je n’aurais jamais pu monter mon entreprise, assure le jeune homme. Si on ne faisait pas partie du système, ou si on avait un membre de la famille dans l’opposition, il était impossible d'avoir un prêt de la banque tunisienne de solidarité qui appartient au gouvernement. Cette révolution m’a permis de réaliser mon rêve."

Portrait 5
En Tunisie, féministe malgré tout

Shams Radhouani

Shams Radhouani avait 19 ans  et terminait son bac lorsque la révolution a éclaté en Tunisie. "Comme je suis née dans une famille progressiste, de gauche, j'étais prête."

À peine arrivée à l'université, la jeune femme intègre le syndicat des étudiants et monte sur les estrades. Mais là aussi, c'est la désillusion. Ses camarades soi-disant progressistes se révèlent être, comme les autres, machistes. "Même là, je me suis retrouvée à me battre pour faire entendre ma voix. Du coup, je suis devenue féministe."

Alors que la révolution devait lui permettre d'arracher de nouveaux droits, Shams voit ses espoirs balayés par l'accession au pouvoir du parti islamiste Ennahda, qui veut introduire la Charia dans la constitution. À partir de là, elle doit se battre pour ne pas perdre les acquis.

Mon nom apparaissait dans des listes d'étudiantes à tuer, mais je m'en foutais complètement.

Shams Radhouani, enseignante tunisienne

"Nous étions prêtes à tout dans l'affrontement, même à mourir. À la fac, des noms sortaient chaque semaine de la barre des islamistes, pour nommer les étudiants qu'il fallait tabasser, tuer. Le mien apparaissait aussi dans ces listes, mais je m'en foutais complètement."

Les femmes au front

Les hommes eux-mêmes l'affirment, ce sont ces femmes tunisiennes qui, à coup de manifestations, ont écarté les intégristes et sauvé le pays. "Ce sont ma mère, ma soeur, ma cousine, ma tante, ma nièce, ma voisine et ma propre femme", témoigne à l'époque un manifestant.

Mais ces mêmes hommes, qui reconnaissent le rôle des femmes, ne veulent pas de l'égalité, notamment sur une question cruciale, celle de l'héritage. Aujourd'hui encore en Tunisie, une femme hérite de la moitié de la part de son frère.

Pour Shams Radhouani, cela devrait être l'inverse. "Les garçons sont là, à boire du thé, jouer aux cartes dans les cafés. Et puis, le jour où les parents meurent, ils revendiquent le double. Même moitié-moitié, je pense que c'est injuste, parce que les femmes travaillent plus que les hommes."

>> Ecouter le portrait audio de Shams Radhouani dans l'émission Tout un monde :

Shams Radhouani, enseignante et féministe tunisienne. [Maurine Mercier]Maurine Mercier
Tout un monde - Publié le 14 janvier 2021

Depuis dix ans, celle qui est aujourd'hui devenue enseignante en littérature anglaise se bat pour améliorer les conditions des femmes dans tous les domaines. Même si la religion rend à ses yeux difficile l'émancipation des femmes, la colonisation fait peut-être plus encore selon elle partie du problème.

"Ce n'est pas de l'histoire ancienne, non. La colonisation a perverti notre propre perception de nous-mêmes. Nous avons ce complexe d'infériorité nationale et continentale. Par exemple, aujourd'hui, il y a encore ces usines dont les propriétaires sont français ou européens, qui ont tous les privilèges, qui maltraitent les ouvrières, payées 1/10 du SMIC, pour fabriquer des jupes, des pulls exportés en Europe."

Pour nous, cette fixation sur le voile, c'est un problème de Blancs.

Shams Radhouani, enseignante tunisienne

Lorsqu'elle regarde les médias du Vieux Continent, la Tunisienne est abasourdie par les débats sur le voile. Pour elle, ces personnes ne font rien de bon pour les femmes.

"Pour nous, cette fixation, c'est un problème de Blancs. Moi je suis contre le voile, mais jamais de ma vie je ne serai contre une femme voilée. Parce que je suis tout aussi matraquée par l'injonction à porter le voile que celle à porter un soutien-gorge. Ce sont des vêtements que nous n'avons pas choisis, qui ont été créés par des hommes. Je ne porte ni soutien-gorge, ni voile. Je déteste les deux de manière égale."

Même si, depuis la révolution, les islamistes restent la première force politique du pays, Shams ne reviendrait jamais en arrière, et ne s'avoue pas vaincue.

"Je n'ai aucune nostalgie pour l'ère de Ben Ali, aucune envie de revenir à la dictature. Nous avions beaucoup d'espoirs lors de la révolution. Même si tout ne s'est pas passé comme nous l'aurions voulu, notre combat continue, il est quotidien."

"Même si on n'en parle pratiquement plus dans les médias au Nord, où on pense que le printemps arabe est fini, nous nous battons. Nous accomplissons de petites choses, tous les jours, dans ma classe, dans le Parlement, dans les organisations. Il se passe des choses géniales et pour moi, on est mieux aujourd'hui qu'auparavant."

>> Shams Radhouani en images :

shams radhouani féministe tunisienne
L'actu en vidéo - Publié le 14 janvier 2021

Portrait 6
En Tunisie, la satire pour la liberté

Nadia Khiari

Le personnage de Willis from Tunis est né le 13 janvier 2011, alors que le dirigeant déchu Ben Ali tentait de calmer la révolution tunisienne. Nadia Khiari prend alors son stylo, et dessine un chat. "C'était un moyen pour moi de me planquer derrière cet animal, de rester anonyme. J'ai créé un profil sur Facebook." Rapidement, Willis from Tunis devient un emblème de la satire révolutionnaire.

"Cela faisait un bien fou de pouvoir dire les choses, m'exprimer, témoigner, raconte la dessinatrice. À l'époque on ne pouvait rien dire. Cela faisait 36, 37 ans que je fermais ma gueule. J'en avais gros sur la patate."

Après la chute de Ben Ali, les élections sont remportées par le parti islamiste Ennahda. Une désillusion pour la Tunisienne. "Le flic a changé de look, mais ce sont les mêmes méthodes. Violenter tous ceux qui ne pensent pas pareil, sous couvert de morale religieuse."

La peur paralyse. Si elle nous gagne, on ne fait plus rien, et ils ont gagné.

Nadia Khiari, dessinatrice tunisienne

Même si, comme tous les intellectuels et artistes, Nadia reçoit des menaces, elle refuse de céder à la peur. "Je l'ai suffisamment ressentie dans ma vie. Je n'en veux plus. L'un des slogans de la révolution de 2011 était "Plus jamais peur". La peur paralyse, si elle nous gagne on ne fait plus rien et ils ont gagné."

Dans ses dessins, Nadia Khiari s'en prend aux islamistes comme aux nostalgiques de l'ancien régime. "Malheureusement, après une révolution il y a des contre-révolutions. Dire qu'on regrette la dictature, pour moi c'est insupportable. Parce que c'est cracher sur tous les gens qui ont lutté pour la liberté, cracher sur leur tombe, cracher sur les familles endeuillées."

>> Ecouter le portrait audio de Nadia Khiari dans l'émission Tout un monde :

Nadia khiari, dessinatrice satirique tunisienne. [Maurine Mercier]Maurine Mercier
Tout un monde - Publié le 12 janvier 2021

La liberté d'expression, premier levier du changement

Dix ans après, elle continue à dessiner, tous les jours ou presque, sans se censurer, pour ne pas perdre cette liberté d'expression si durement acquise. "La liberté d'expression, c'est aussi lever des tabous, aborder des sujets comme la condition des femmes. Rien que cette année, il y a eu plus de 65'000 plaintes de femmes pour violences."

"On peut aussi parler du tabou lié à l'homosexualité. Aujourd'hui encore, on peut être condamné à trois ans de prison, subir un test anal. Mais aussi parler de la corruption, de la religion. En parler, c'est un premier pas."

Malgré une économie en crise et une classe politique inefficace, la dessinatrice croit en un meilleur avenir, si le peuple se serre les coudes. "Il n'y a que nous, Tunisiens, qui allons sauver ce pays, personne d'autre. On ne peut pas compter sur les politiques."

La dictature nous a implanté un flic dans la tête. Cela prend du temps de l'enlever.

Nadia Khiari, dessinatrice tunisienne

"Depuis dix ans, on est en train de vivre la construction de ce pays. Ce n'est pas un laboratoire de démocratie, c'est un chantier. La dictature nous a implanté un flic dans la tête, et cela prend du temps de l'enlever, explique la dessinatrice. Je compte sur les jeunes qui ne sont pas nés dans une dictature pour construire le pays."

Cette année, Nadia Khiari publie une rétrospective des ses dessins, avec pour titre "Willis from Tunis, 10 ans et toujours vivant!", qui sera également disponible en Suisse. Elle continue d'alimenter sa page FB, suivie par plus de 56'000 personnes, de dessins sur l'actualité. Comme ce 14 janvier 2021, où un confinement général de quatre jours est introduit le jour des dix ans de la révolution.