"Pile ou face", une belle farce romande sortie de l'oubli à voir à Genève

Face, c'est le côté bon chic bon genre d'une famille bourgeoise romande des années 1930. Pile, c'est tout ce qui ne se déclare qu'en pensées ou alors dans le dos des gens. Monsieur le professeur maugrée en lisant son journal à table. Madame s'occupe comme elle peut avec son tricot. La fille se morfond dans le romantisme et la jeune bonne a la terreur du faux pas.

Quand un parent décède, c'est enfin l'occasion pour Madame de partir seule un jour à Genève à l'occasion de l'enterrement. Un rare jour de liberté pour celle qui rêve d'une chambre à soi. Et quand des parents débarquent pour dîner, rien ne va plus.

Une pionnière de la littérature romande

Apparemment, il ne se passe pas grand-chose dans cette famille, sauf que tout a lieu sous la surface: rêves romantiques, espoirs d'émancipation, envie de grand chamboulement, pulsions de mort ou songes érotiques. On doit "Pile ou face" à la Vaudoise Catherine Colomb. Qui est-elle? Une grande oubliée des lettres romandes, écrivaine à une époque où il était inconcevable, voire indécent, que l'écriture soit un vrai métier accordé au féminin.

Née en 1892 à Saint-Prex (VD), mariée à un avocat, cette universitaire sortie de la fac de lettres de Lausanne pouvait écrire après avoir terminé ses tâches ménagères. On doit aux Editions Zoé le retour en lumière de Catherine Colomb, laquelle mérite largement sa place au panthéon des lettres aux côtés d'Alice Rivaz et Corinna Bille, ces pionnières de la littérature contemporaine helvétique.

En 1932, "Pile ou face" était paru sous la forme d'un feuilleton dans le magazine La Patrie suisse. Le ton détonnait pour l'époque: décapant et caustique à souhait pour dépeindre ce ménage qui sentait l'encaustique et la naphtaline.

Un petit exploit et une belle surprise

Voici ce texte porté au théâtre et c'est autant un petit exploit qu'une très belle surprise. Petit exploit, car il n'est a priori pas taillé pour la scène avec cette manière de raconter alternant le récit au je et les observations d'une narratrice. Belle surprise aussi parce que le Collectif CLAR s'empare de cette matière littéraire avec une gourmandise et une malice réjouissante.

CLAR ce sont les initiales des prénoms des complices de ce "Pile ou face": Chloë Lombard, Loïc Le Manac'h, Arnaud Huguenin et Romain Daroles, les quatre s'étant bien trouvés à la Manufacture, la Haute école romande des arts de la scène. Au collectif s'ajoute la formidable Marie-Madeleine Pasquier dans la peau de la maîtresse de maison aux proverbes acides à souhait: "On peut bien vivre sans amour, puisqu'on peut vivre avec un rein en moins" (sic).

Faire du neuf avec Colomb

"Pile ou face" est du théâtre classique, comprenez avec un texte, un fil narratif et de belles tirades. Toutefois, pour rendre pleine justice à ce texte qualifié "d'anthropologie du logis" par le collectif CLAR, il fallait lui éviter un décor trop attendu façon Au Théâtre ce soir. Une scénographie mobile façon meccano géant, l'utilisation malicieuse du son ainsi qu'un jeu de saute-mouton entre l'action des personnages et la narration des situations offrent à "Pile ou face" une fraîcheur parfaitement contemporaine.

De Colomb, on a fait du neuf. Aujourd'hui, on ne rêve peut-être plus de tout plaquer pour se réinventer planteur de yerba mate dans la pampa argentine, mais qui ne songe pas que sa vie aurait pu être tout autre?

Thierry Sartoretti/ld

"Pile ou face" par le collectif CLAR, Comédie de Genève, du 19 au 28 avril 2024, puis au Spot, Sion (VS), le 1er mai 2024.

"Tout Catherine Colomb", éditions ZOE, 2019.