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"Pièce en plastique", du théâtre raciste?

Mariama Sylla dans le spectacle "Pièces en plastique" au Théâtre Alchimic, à Carouge. [alchimic.ch - Carole Parodi]
Pièces en plastique / Vertigo / 6 min. / le 2 mars 2020
Au Théâtre Alchimic de Carouge, l'adaptation par Daniel Wolf d'une comédie allemande donne un rôle de bonne à une comédienne d'origine africaine. Un choix questionnable.

Pour Aurélie, "elle pue" et répand sa puanteur dans tout l'appartement. Pour Michel, "elle travaille, donc elle transpire et ça n'a rien de dramatique". Pauvre couple de riches. Elle est la collaboratrice d'une célébrité de l'art contemporain, il est chirurgien et tous les deux ont un souci de femme de ménage et un abyssal problème de couple.

Pas facile de trouver la bonne idéale. A la fois travailleuse, discrète et si sympathique qu'on peut la tutoyer et lui faire miroiter qu'elle fait partie de la famille. La précédente auxiliaire de ménage provenait de Macédoine: son parler rustique poussait le fils adolescent d'Aurélie et Michel à régresser en grammaire. Elle a donc été congédiée au profit de Jessica Schmidt. Voici une fille avec un nom bien de chez nous. Sauf qu'elle ne sent pas bon, cette Schmidt.

Une bonne de couleur

Satire théâtrale de la bourgeoise d'aujourd'hui, "Pièce en plastique" nous vient de Berlin, montée une première fois à la Schaubühne, par son dramaturge maison Marius Von Mayenburg. La pièce a fait mouche immédiatement, devenant un tube théâtral joué dans toute l'Europe. Dans le contexte germanique, la femme de ménage balkanique cédait sa place à une bonne allemande, sans doute venue d'un ancien Land de l'Est. Rôle peu bavard, mais d'importance, cette bonne devenait un bâton de dynamite dans le quotidien d'Aurélie et Michel dès lors que l'artiste plasticien  Serge Haulupa – passablement provocateur et borderline – en faisait sa muse pour une installation vivante d'art trash créée dans l'appartement du couple en crise.

A Carouge, "Pièce en plastique" déplace l'intrigue dans un contexte francophone. La mise en scène de Daniel Wolf est nettement plus sage et proprette que les versions allemandes ou belges (le collectif tg STAN d'Anvers l'a aussi montée récemment). Le couple (Caroline Gasser et Mauro Bellucci) tout comme l'artiste fou (Roland Vouilloz) et l'ado nigaud (Bastien Blanchard) sont blancs et bien campés dans leurs clichés. Surprise: la bonne est noire, incarnée par l'excellente comédienne métisse Mariama Sylla.

Mariama Sylla dans le spectacle "Pièce en plastique" au Théâtre Alchimic, à Carouge. [alchimic.ch - Carole Parodi]
Mariama Sylla dans le spectacle "Pièce en plastique" au Théâtre Alchimic, à Carouge. [alchimic.ch - Carole Parodi]

Une bonne de couleur. Logique, dans la mesure où la réalité sociale de notre pays compte plus de bonnes venues d'Amérique du Sud, des Philippines, voire d'Afrique? Rétrograde et raciste, dans la mesure où le théâtre, a fortiori une comédie, devrait dépasser la réalité plutôt que conforter le public dans ses a priori de classe dominante? Rappelons-nous les propos odieux du journaliste Jean-François Kahn parlant d'un "simple troussage de soubrette" alors que le politicien Dominique Strauss-Kahn avait agressé sexuellement Nafissatou Diallo, employée au Sofitel de New York.

Un choix qui interpelle

Le choix du casting interpelle. D'autant plus lorsque le personnage d'Aurélie déclare que Jessica "sent comme un bouc" et que Serge Haulupa décrit sa muse comme "un rêve humide de planteur colonial" confortant ainsi les clichés que l'on apposait jadis à Joséphine Baker.

"Pièce en plastique" est une comédie, une satire et ce sont les blancs qui sont ridicules, pas la bonne. Fallait-il pour autant présenter un tel casting? Nous sommes en 2020, dans un théâtre genevois. Pas en 1896 lorsque l'exposition nationale de Genève présentait un village "nègre" pour l'édification des visiteurs helvètes. Comment ne pas songer à la chanteuse de jazz Billie Holiday qui notait ceci dans son autobiographie "Lady sings the blues": "Quand j'ai vu le scénario, j'ai compris. Qu'on me cite une seule actrice de cinéma noire qui joue autre chose que les bonnes ou les putains: je n'en connais aucune". Le livre a été publié en 1956. N'avons-nous pas progressé depuis?

Heureusement, ailleurs, à la télévision, la comédienne Mariama Sylla interprète une procureure genevoise dans la série "Quartier des banques". Lorsqu'elle ne joue pas, Mariama Sylla est également metteuse en scène. Son excellente pièce de théâtre "Hercule à la plage", vue il y a quelques mois au théâtre genevois Am Stram Gram, donnait notamment un rôle au comédien d'origine congolaise Miami Themo. Ce rôle n'avait aucun lien avec sa couleur de peau. Le progrès existe donc. Partout sauf sur la scène de l'Alchimic.

Thierry Sartoretti/ld

"Pièce en plastique", Carouge, Théâtre Alchimic, jusqu'au 5 mars.

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