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Au Théâtre du Crève-Cœur brûle l'Enfer de Jean-Paul Sartre

Une scène du spectacle "Huis clos" de Jean-Paul Sartre joué au Théâtre du Crève-Coeur à Genève. [facebook.com/theatrelecrevecoeur/ - Loris von Siebenthal]
Une scène du spectacle "Huis clos" de Jean-Paul Sartre joué au Théâtre du Crève-Coeur à Genève. - [facebook.com/theatrelecrevecoeur/ - Loris von Siebenthal]
Le théâtre de Cologny, à Genève, accueille la pièce "Huis clos" dans une mise en scène de José Lillo. Un vaudeville pour trois morts envoyés mariner en enfer qui se veut fidèle à l'esprit et à la lettre de Jean-Paul Sartre.

"L'Enfer, c'est les autres". Culte, la réplique est entrée dans le langage courant. On ne se souvient pas toujours de son auteur ou de son contexte. Printemps 1944. Les Allemands occupent encore Paris et l'écrivain Jean-Paul Sartre présente sa nouvelle pièce au Théâtre du Vieux-Colombier. Une belle audace pour l'époque et un habile jeu de chat et de souris avec la censure nazie.

Dans "Huis clos" trois personnages se retrouvent enfermés dans une pièce fermée à clé. Ils sont fraîchement décédés. Cet espace équipé de trois fauteuils est leur nouveau domicile pour l'éternité. Les voici en Enfer pour divers pêchés capitaux. Garçin a trompé et martyrisé sa femme. Estelle a trompé son mari, tué son enfant conçu hors mariage et poussé un amant au suicide. Inès a détourné une épouse de son mari, en a fait son amante avant de la pousser au suicide, trépas qui a provoqué sa propre mort par inhalation de gaz. Ces trois âmes damnées doivent désormais cohabiter. Avec leurs défauts, leurs psychoses et leur mauvaise conscience. La voici donc la punition: pas de pal, pas de flamme, simplement le regard de l'autre. A jamais.

Rendre justice au texte

Le metteur en scène José Lillo a une mission. Rendre justice à ce texte qui a déserté les plateaux de théâtre romands depuis belle lurette "à la faveur des avancées contemporaines esthétiques des arts de la scène qui ont dernièrement fait table rase des textes de théâtre qui les précèdent – les déclarant obsolètes – sauf à les utiliser en tant que matériaux de déconstruction ou référent culturel de réécriture, n'entretenant avec la matière plus que des rapports lointains." Voici qui fleure une vieille querelle entre conservateurs et réformateurs.

Pour José Lillo, pas question dès lors de toucher à l'œuvre. Présenté au Théâtre du Crève-Cœur, ce "Huis clos" se veut fidèle à l'esprit et à la lettre. Seule liberté, un décor pop art post années 60 et une sculpture de canidé coloré signée du plasticien pop Jeff Koons. L'Enfer, c'est donc aussi l'art contemporain et ses couleurs insupportablement vives et joyeuses. Assis sur les fauteuils, Valentin Rossier, Lola Riccaboni et Hélène Hudovernik peuvent entamer leurs jeux de torture existentialiste une fois la porte bouclée par le cerbère Pascal Berney, un gardien fort poli comme quoi les Enfers ne sont pas que coups de fouet et imprécations.

Une mécanique trop bien huilée

Ce changement de tapisserie suffit-il à rendre Sartre furieusement contemporain et l'égal de la série TV "Black Mirror" comme le proclame le metteur en scène José Lillo? Pas sûr. Si le texte n'a pas changé, notre regard de spectateur oui. Nous ne sommes plus dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale et de la résistance à l'Occupant. Dans "Huis clos" il est beaucoup question de la lâcheté de Garcin, ce pacifiste qui fuit la guerre pour être finalement rattrapé par cette dernière et fusillé. A l'heure où les routes sont peuplées de réfugiés fuyant des contrées en guerre, cette interrogation sur la lâcheté semble bien superfétatoire. A l'inverse, le comportement de Garcin à l'encontre de son épouse pose désormais bien plus de problèmes moraux qui ne sont pas centraux dans ce texte. Et Elise, figure de lesbienne manipulatrice et autoritaire semble incarner le cliché que les hétéros pouvaient (peuvent encore) se faire d'une femme aux préférences homosexuelles.

Dès lors ce "Huis clos" sartrien au parfum de vaudeville (les protagonistes essaient en vain de se séduire mutuellement mais chacune et chacun connait trop les défauts et casseroles de l'autre pour se laisser prendre) laisse sur sa faim. Il amuse, plus qu'il ne touche et sa mécanique semble trop bien huilée pour émouvoir. Il mériterait peut-être, n'en déplaise au metteur en scène, la confrontation avec une autre écriture ou pensée. En matière d'infernales tortures mentales, l'être humain a d'ailleurs inventé depuis des prisons où bourreaux et victimes échangeaient leur rôle. Un enfer que Sartre n'a fait qu'entrevoir en 1944.

Thierry Sartoretti/ld

"Huis clos", Théâtre du Crève-Cœur, Cologny, jusqu'au 9 février.

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