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"Eromania", le théâtre sensuel et technologique des cam girls

Le spectacle Eromania. [DR - Claudia Cocian/Caroline Bernard]
Théâtre: Eromania (History X) / Vertigo / 6 min. / le 4 février 2019
A Genève, au Théâtre de Saint-Gervais, Caroline Bernard et Karim Bel Kacem dévoilent le quotidien des femmes roumaines qui exposent leur corps et leur sensualité sur internet.

Sur la scène, on découvre une chambre d’hôtel chic et confortable. Une fausse chambre d’hôtel, avec sa fausse fenêtre derrière laquelle un éclairage donne l’illusion qu’un soleil darde ses rayons sur le lit king size. Normal, direz-vous, nous sommes au théâtre, temple de l’illusion et du trompe l’œil.

Sauf que ce décor reproduit une réalité qui est elle-même un trompe-l’œil. Voici la vraie fausse chambre d’une cam girl, quelque part dans un immeuble de Bucarest, capitale de la Roumanie et haut-lieu mondial de cette activité mêlant la sensualité la plus crue aux techniques de communication les plus modernes.

Le sexe à distance

Cam girl, kézako? Une femme travaille seule en chambre face caméra. Elle règle ses cadrages avec une télécommande. A l’autre bout de l’objectif, à l’autre bout d’une liaison internet, un homme la regarde. Il paie jusqu’à quatre euros la minute pour cette relation à distance. Il la regarde, elle ne le voit pas toujours. Parfois, il n’est qu’une voix ou un simple texte de chat qui défile au pied de son écran. Ce couple à distance converse, se déshabille (pas toujours), se caresse, danse, se masturbe. Elle le suit dans ses fantasmes les plus divers, les plus secrets. Et pendant ce temps, le compteur tourne.

>> A regarder : "Profession: Cam girl" par "Mise au Point" :

Profession: cam-girl.
Profession : Cam girl / Mise au point / 12 min. / le 23 novembre 2014

En Roumanie, "cam girl" est une industrie globalisée qui brasse des millions. Des sociétés internationales louent des immeubles entiers, les équipent comme des centrales d’appel à destination des quatre continents. Petite nuance avec un call center basique ("Hello, may I help you?"), ces immeubles sont dotés de salles de maquillage, vestiaires, salles de bains, personnel de maison et fausses chambres d’hôtel où travaillent des dizaines d’employées qui font les trois huit pour un salaire qui peut atteindre 6000 euros mensuel. Une paie exceptionnelle en Roumanie.

Jouer son métier face au public

La scène du Théâtre de Saint-Gervais est donc la réplique d’une chambre de cam girl. Elles sont trois autour du lit géant, venues directement de Bucarest. Trois cam girls nommées Oana, Sara et Perfect Lily. Elles jouent face public et face caméra, relayées par des écrans. Elles jouent leur métier, dialoguent avec des clients fictifs ou reconstituent des souvenirs, comme cet homme qui a le fantasme des géantes: il se rêve croqué par une fille de vingt mètres de haut. Avec une caméra, de l’imagination et quelques accessoires, on peut satisfaire bien des désirs.

Rester vraie dans un monde d'illusions

Lorsqu’elles ne jouent pas, Oana, Sara et Perfect Lily se racontent. Elles nous parlent, en vrai ou via des extraits d’entretiens filmés en Roumanie. Elles nous comptent leurs origines, leurs rêves, la raison de leur métier et comment elles parviennent à rester de vraies personnes, humaines, intègres, des mamans parfois, dans ce monde de fantasmes sexuels et d’illusions.

Ce spectacle se nomme "Eromania (History X)". Un titre qui pourrait être celui d’un quelconque salon de l’érotisme, mais nous sommes bel et bien au théâtre. Regarder ces cam girls nous adresser la parole, c’est prendre connaissance d’une réalité singulière de notre monde globalisé et artificialisé. Le metteur en scène Karim Bel Kacem ne pouvait que se passionner pour un tel sujet, lui qui questionne depuis ses débuts de son parcours artistique les représentations de la réalité et les méandres de la communication dans un monde farci de caméras de surveillance et d’ordinateurs.

Un métier aussi discret qu'exposé

Avec la professeure spécialiste en photographie Caroline Bernard, le metteur en scène a d’abord suivi les traces d’un rappeur. Traces qui les ont menés en Roumanie et dans un village où l’une des rares possibilités offertes aux femmes d’échapper à la misère ou à la dépendance est ce métier de cam girl.

"Eromania (History X)" est une pièce de théâtre sur ces travailleuses de l’ombre. Une ombre paradoxale. Cette profession est aussi discrète qu’exposée sur toute la planète via internet. Un spectacle édifiant qui se passe de jugement moral et transmet simplement une parole.

Thierry Sartoretti/mcm

"Eromania (History X)", Théâtre de Saint-Gervais, Genève jusqu'au 10 février 2019. Le spectacle sera également visible en mai à Lausanne lors du festival La Fête du slip, Lausanne, en mai 2019.

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La réalité sur un plateau de théâtre

En Grèce, les metteurs en scène Anestis Azas et Prodromos Tsinikoris ont créé un spectacle avec cinq véritables femmes de ménage. "Clean City" donnait la parole aux personnes - souvent sans papiers - qui "lavent la Grèce pour de vrai", manière de répondre avec humour au parti grec néo-nazi d’Aube Dorée qui entend "nettoyer le pays".

En Belgique, c’est le metteur en scène suisse Milo Rau qui invite des chômeurs liégeois sur le plateau de son spectacle "La Reprise: Histoire(s) du théâtre (I)". But affiché de ce spectacle qui reconstitue un meurtre homophobe. Démontrer en racontant la vie de vrais gens que l’horreur naît de la banalité et de la misère sociale.

En Suisse, le metteur en scène Denis Maillefer a passé des semaines dans une entreprise de pompes funèbres, interrogeant les employés pour créer son spectacle "Mourir, dormir, rêver peut-être". Sur scène joue une troupe de comédiens. Leur texte provient toutefois directement de ces interviews ou alors de leur propre rapport personnel à la vie et à la mort.

Dans les trois cas, le théâtre quitte le domaine de la fiction pour entrer dans celui du documentaire. Il s’agit pour ses auteurs d’être au plus près de la réalité que nous vivons aujourd’hui. Quand bien même le simple fait d’amener cette réalité sur une scène dans le cadre conventionné d’une représentation de théâtre, modifie de toute manière sa nature et la perception des spectateurs. Une problématique qui touche aussi l’écrit (presse ou livre) et bien sûr le cinéma où chaque coupe, chaque angle de vue, est une vision subjective de la réalité.

Imparfait par nature, le théâtre documentaire a le mérite de réveiller le regard, de rendre concrètes des situations lointaines ou méconnues et de (res)susciter la discussion.