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Alceste, grand malheureux, immense personnage de Molière

Pierre-Antoine Dubey, David Casada, Marie Vialle, Lola Riccaboni et Pierre-François Garel sur la scène du Théâtre de Carouge dans "Le Misanthrope" de Molière, mise en scène signée Alain Françon. [Théâtre de Carouge - Michel Corbou]
Théâtre: "Le Misanthrope" dépoussiéré / Vertigo / 5 min. / le 11 janvier 2019
"Le Misanthrope", à découvrir au Théatre de Carouge jusqu’au 8 février, dans une exemplaire mise en scène d’Alain Françon. Ce texte vif à souhait mêle égarements politiques et amoureux. Qui dit vrai?

Voici la salle de réception d’un palais. Le lieu est historique avec ses tableaux de maîtres aux murs et ses bois précieux. Sommes-nous au siècle de Louis XIV? Ou dans un des salons de l’Elysée? On ne le saura pas et les costumes des personnages entretiennent le trouble: costards de dandy du 20e siècle voire robes d’apparat contemporaines. En arrière-scène, une forêt pétrifiée par la neige et un caquètement continu de conversations étouffées: la rumeur des courtisans.

Alceste hait l'humanité tout entière

Nous voici chez Alceste, un homme riche et malheureux. Malheureux car en colère permanente. Il n’aime pas le genre humain. Irrité à jamais par les cohortes de flatteurs, d’hypocrites, de comploteurs petits bras et esprits étriqués qui règnent à la cour du Roi. Plus conciliant avec les mœurs de son époque, son ami Philinte a beau tenter de le raisonner, Alceste ne veut rien entendre. Il hait.

Célimène, la maîtresse femme

Alceste a les traits du très grand comédien Gilles Privat. Atrabilaire à souhait et bien emprunté à la fois. Faut dire qu’il s’est entiché de son contraire absolu: Célimène, la belle veuve, incarnée par Marie Vialle. Une femme libre, insaisissable. Elle flirte, papillonne, promet et s’échappe toujours d’une pirouette. Méchante femme? Plutôt maîtresse femme. Emancipée se jouant des règles sociales en multipliant les prétendants. Alceste voudrait la cadenasser dans sa caverne de misanthrope ronchon. C’est bien sûr voué à l’échec.

>> A écouter: Interview de Gilles Privat dans "Vertigo" :

L'acteur franco-suisse Gilles Privat. [RTS]RTS
L'invité : Gilles Privat, " Le Misanthrope " / Vertigo / 36 min. / le 27 décembre 2018

Drôle de pièce pas si drôle que "Le Misanthrope" de Molière, millésime 1666. Contrairement aux autres Molière, ici point de personnage ridicule ou de soubrette maline. Et surtout pas de fin au dénouement éclatant et moral. Les personnages quittent la scène penauds, solitaires, à l’exception de Philinte et Eliante, couple improbable parfaitement incarnée par Pierre-François Garel et Lola Riccaboni.

Multiplicité des points de vue

Qui a tort, qui a raison dans ce "Misanthrope"? Alceste qui conchie les hypocrisies de la société et dès lors se condamne à devenir isolé et asocial? Philinte, qui fait preuve de réalisme en équilibrant son comportement et ses opinions ? Célimène, excellente rhétoricienne qui s’assure ainsi une position enviable en société? Molière ne tranche pas. Il était lui-même soumis aux contraintes de l’Ancien régime: critiquer au risque de censure et de prison ou amuser et flatter pour obtenir le droit de jouer devant le Roi?

Peu d'actions, beaucoup de paroles

Au Théâtre de Carouge, le metteur en scène Alain Françon découpe les cinq actes du "Misanthrope" comme une série TV où intrigue amoureuse et politique seraient étroitement liées. Avant chaque acte, un fondu au noir et une musique baroque de générique relance le suspense et offrent une respiration bienvenue. C’est que dans "Le Misanthrope", il y a peu d’actions et beaucoup, beaucoup, beaucoup, de paroles.

Le verbe règne en maître

On n’y démêle pas toujours le vrai du faux, la sincérité du mensonge, la clairvoyance de l’aveuglement. "Le héros, c’est le texte", note Alain Françon qui le respecte à la lettre tout en cherchant à rendre ces mots aussi clairs et évidents que possible. Chez le metteur en scène français, pas de perruque et surtout pas de poussière. Le verbe règne en maître et il est aussi efficace qui vif. Ici Molière n’est ni vieux ni jeune. Juste vivant, bien vif même.

Thierry Sartoretti/aq

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