Victoria, une reine mélomane et musicienne

Grand Format Musique

DP/ Royal Collection

Introduction

La reine Victoria, couronnée en 1838 à l’âge de 19 ans, et son époux, le prince Albert de Saxe-Cobourg-Gotha, sont mélomanes et excellents musiciens amateurs. Ils vont façonner le goût des Anglais, soutenir les musiciens et les organisateurs de concerts, encourager les compositeurs britanniques. La reine Victoria va faire évoluer le statut du musicien, notamment en faisant chevaliers vingt personnalités du monde musical, ce qui ne s’était jamais produit auparavant.

Chapitre 1
Une reine et un prince musiciens

Photo12 via AFP

Alexandrina Victoria (1819-1901), princesse de Kent, nièce du roi Guillaume IV Hanovre, devient Victoria, reine du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande le 20 juin 1837 à l’âge de dix-huit ans. Elle va régner près de soixante-quatre ans.

Son enfance et son adolescence, elle les a passées enfermée dans le palais de Kensington où sa mère l’a tenue volontairement à l’écart du monde dans l’espoir de devenir régente.

La jeune Victoria s’est réfugiée dans le dessin, l’aquarelle et surtout la musique. Elle joue très bien du piano et possède une jolie voix de soprano qu’elle travaille avec la grande basse franco-italienne Luigi Lablache qui fait les beaux jours de l’opéra italien à Londres.

C’est ce dernier qui lui fait aimer la musique de Mozart, particulièrement Don Giovanni, alors qu’elle déclarait: "J’ai bien peur d’être trop moderne pour apprécier Mozart..."

>> A écouter, la chronique "Londres sous les Hanovre, Victoria regina et musica": La musique occupe une place importante dans la vie de la reine Victoria, elle-même excellente pianiste amateure et dotée d’une jolie voix de soprano :

La reine Victoria, peinte par Franz Xavier Winterhalter. [Roger-Viollet via AFP]Roger-Viollet via AFP
Matines - Publié le 20 mars 2022

En 1840, elle épouse son cousin germain Albert de Saxe-Cobourg-Gotha, né en 1819, comme elle. Albert est un prince cultivé, moderne et fin musicien lui-même puisqu’il est pianiste, organiste et même compositeur à ses heures.

Leur union inspire au prince toute une série de lieder fort bien écrits dans la veine romantique germanique où l’on sent l’influence de Schubert et de Mendelssohn, ainsi qu’un duo passionné intitulé "L’amour nous a maintenant réunis".

Pendant les vingt-et-un ans que dure leur union, la musique joue un rôle primordial dans leur vie publique mais aussi privée: Victoria et Albert jouent ensemble du piano à quatre mains, Albert fait découvrir à Victoria le répertoire allemand, ils fréquentent l’opéra italien et les grands concerts, reçoivent des musiciens à Buckingham Palace, y organisent des concerts – le Queen’s Band, sous l’influence d’Albert, s’est transformé en orchestre symphonique et le prince inscrit au programme des œuvres en première audition anglaise comme la grande symphonie en ut majeur de Schubert ou la Passion selon saint Matthieu de Bach - et de grands bals costumés, car la reine adore danser.

Dans chaque résidence royale, Buckingham, Windsor, Balmoral, Osborne House, le palais de style italien construit à la demande d’Albert sur l’île de Wight, et même sur le yacht royal, il y a des pianos, d’excellents instruments, notamment des pianofortes Érard avec le système de double échappement qui permet la répétition rapide d’une même note et va permettre à toute une génération de pianistes virtuoses de briller.

L’édition musicale florissante fournit à la reine et au prince quantité de réductions de symphonies et d’opéras pour piano à quatre mains, Mozart, Beethoven, Schubert, et Mendelssohn, leur compositeur préféré. Le prince Albert s’intéresse également à la musique d’Hector Berlioz, de Giuseppe Verdi et de Richard Wagner, la reine Victoria prend plaisir à écouter les deux derniers, mais elle est nettement moins enthousiaste en ce qui concerne Berlioz, dans la musique duquel elle dit entendre des chiens et des chats....

Bien entendu, le couple royal prend son rôle de mécène très au sérieux et soutient l’Opéra Royal Italien de Haymarket, le théâtre anglais de Drury Lane, les concerts de la Philharmonic Society, certains concerts à bénéfice, et les Concerts de Musique Ancienne dont Albert est le directeur et le programmateur: sa vaste culture musicale et sa grande curiosité lui permettent d’inscrire au programme des œuvres méconnues des 16, 17 et 18e siècle, Gabrieli, Byrd, Purcell, Mozart...

>> A écouter, la chronique "Londres sous les Hanovre, les instruments de musique de Victoria et Albert": des instruments commandés par la reine et le prince, notamment de superbes pianos Erard, sont conservés dans les collections royales :

Un piano Erard. [RMN-GRAND PALAIS VIA AFP - Thierry Ollivier]RMN-GRAND PALAIS VIA AFP - Thierry Ollivier
Matines - Publié le 3 avril 2022

La reine Victoria et le prince Albert s’intéressent également aux compositeurs britanniques et les soutiennent, les encouragent, font jouer certaines de leurs œuvres à la Cour – c’est le cas de William Sterndale Bennett, grand pianiste et compositeur de concertos fort élégants dans lesquels l’influence de son ami et mentor Mendelssohn se fait sentir.

La reine Victoria est le premier souverain britannique à considérer les musiciens autrement que comme des domestiques, et au cours de son règne de 64 ans, elle fera chevaliers pas moins de vingt personnalités musicales anglaises; cela ne s’était jamais fait auparavant et le statut social du musicien va considérablement évoluer grâce à cette reconnaissance royale.

>> A voir également: la reine Victoria est au cœur d’une série qui porte son nom dont les trois premières saisons sont à voir sur Arte.tv. Ci-dessous, un extrait du 3e épisode de la première saison (en anglais)

Chapitre 2
Le couple royal et Felix Mendelssohn

DP

Felix Mendelssohn (1809-1847) et sa musique ont été très tôt adoptés par les Anglais. Au cours de sa courte vie d’adulte, il séjourne dix fois à Londres, pour y diriger sa propre musique et encore plus celle des autres. Il prend le temps de comprendre le tempérament anglais et le fonctionnement du monde musical, il sait se faire aimer des musiciens tout en étant très exigeant, il séduit l’aristocratie parce qu’il est modeste, vif et drôle, très bien élevé, cultivé et curieux de tout, il est aimé du public anglais parce que sa musique est celle d’un romantique pudique. C’est lors de son septième séjour qu’il fait la connaissance de la reine Victoria et du prince Albert.

Le 13 juin 1842, il dirige la Philharmonic Society dans la première anglaise de sa symphonie "Écossaise", inspirée par l’été qu’il a passé à arpenter les Highlands et les Hébrides.

Le prince Albert est dans la salle. Dès le lendemain, Mendelssohn rencontre Albert à Buckingham et deux jours plus tard, il est reçu par la reine Victoria en personne, qui a très envie de faire sa connaissance. Elle écrit dans son journal:

"Après dîner est venu Mendelssohn Bartholdy que j’avais tant hâte de connaitre. Il est petit, brun, de type sémite, délicat, avec un beau front d’intellectuel. Je dirais qu’il a 35 ou 36 ans. Il est très agréable, et modeste, et hautement protégé par le Roi de Prusse. Il a tout d’abord joué quelques-uns de ses Lieder ohne Worte, puis sa Sérénade et ensuite il nous a demandé de lui donner un thème sur lequel improviser. Nous lui en avons donné deux: le Rule Britannia et l’hymne national autrichien. Il s’est immédiatement mis à jouer, et vraiment je n’ai jamais rien entendu de si beau: sa façon de mélanger les deux thèmes et de passer de l’un à l’autre est merveilleuse, tout comme les harmonies et émotions exquises qu’il a mises dans les variations, et les riches accords puissants, et les modulations, cela m’a évoqué toutes ses belles compositions. A un certain moment, il a joué l’hymne autrichien à la main droite et le Rule Britannia à la main gauche! Il a joué d’autres improvisations sur des thèmes et airs connus. Nous étions éperdus d’admiration. Le pauvre Mendelssohn était vraiment épuisé lorsqu’il s’est arrêté de jouer."

>> A écouter, la chronique "Londres sous les Hanovre, Le couple royal et Mendelssohn": Victoria et Albert aiment et jouent la musique de Mendelssohn; ils vont passer avec lui de délicieux moments musicaux à Buckingham Palace :

La Reine Victoria et le Prince Albert au Covent Garden en 1887. [Victoria and Albert Museum, London]Victoria and Albert Museum, London
Matines - Publié le 10 avril 2022

Quatre semaines plus tard, la reine Victoria, le prince Albert et Mendelssohn se rencontrent à nouveau pour un moment musical. Victoria écrit: "Mendelssohn est venu prendre congé d’Albert avant son retour en Allemagne, et il a eu la gentillesse de jouer pour nous sur l’orgue d’Albert, ce qu’il a fait superbement. Comme il souhaitait m’entendre chanter, nous l’avons mené dans notre grand salon où, toute pantelante, j’ai chanté, accompagnée par lui au piano, d’abord une mélodie que je croyais de lui mais qu’il nous avoua être de sa sœur Fanny, puis l’une de ses belles mélodies, enfin il a joué un peu pour nous."

Mendelssohn aussi raconte ses visites à Buckingham, et comment il a accompagné la reine et improvisé sur l’orgue du prince: "Ils me suivaient avec tant d’attention et d’intelligence que je me suis senti plus détendu en improvisant devant eux que devant un public... Je demandai au Prince de me jouer d’abord quelque chose pour que, dis-je, je puisse m’en vanter de retour en Allemagne. Il joua un choral par cœur, en utilisant le pédalier, avec tant de charme, de clarté et de précision qu’il aurait fait honneur à n’importe quel organiste professionnel; la reine, ayant fini de travailler, vint s’asseoir à côté de lui et l’écouta; elle avait l’air contente. Puis ce fut mon tour et j’entamai mon chœur de St Paul "How lovely are the messengers". Avant même que j’aie terminé la première partie, ils se mirent à chanter tous deux le chœur et durant tout ce temps, le prince Albert tirait les jeux pour moi, très intelligemment – d’abord une flûte, au forte le grand orgue, à la section en ré majeur le plein-jeu. Puis il fit un délicieux diminuendo avec toutes les tirasses jusqu’à la fin du morceau. J’en fus véritablement enchanté."

Dans cette lettre à sa mère, Mendelssohn dévoile également l’objet de sa visite au couple royal: "Je dois ajouter que j’ai demandé permission à la reine de lui dédier ma symphonie en la mineur (la symphonie écossaise) puisque c’était la raison de ma visite en Angleterre." Bien entendu, Victoria accepte la dédicace de Mendelssohn avec enthousiasme et lui offre une bague sur laquelle sont gravées les lettres VR (Victoria Regina) ainsi que l’année, 1842.

En 1844, Mendelssohn revoit la reine et le prince consort à Buckingham, et à leur demande joue plusieurs mouvements de sa musique pour Le Songe d’une Nuit d’Été, quelques Mélodies sans paroles, puis il accompagne la reine dans un lied de sa sœur Fanny, et pour finir, il improvise sur des thèmes d’Iphigénie en Aulide de Gluck. Là encore, Victoria est impressionnée: "C’est un homme si agréable et si fin, son visage rayonne d’intelligence et de génie." Quelques jours plus tard, Mendelssohn fait parvenir au couple royal son arrangement pour piano à quatre mains de quelques-uns de ses Lieder ohne Worte, rien que pour eux! Un manuscrit conservé dans les Collections Royales.

Puis vient l’année de la création au festival de Birmingham de son oratorio "Elias", ("Elijah" en anglais), repris à Londres en présence de la reine Victoria et du prince Albert; la reine note: "Les récitatifs mériteraient d’être raccourcis, mais l’ensemble forme une œuvre splendide." Nous sommes en 1846. En l’espace de deux semaines, Mendelssohn dirige six fois son nouvel oratorio, il est surmené mais le premier mai il est à nouveau à Buckingham Palace: "Nous avons eu le grand plaisir d’entendre Mendelssohn jouer. Il est resté une heure entière avec nous, interprétant de nouvelles compositions de son cru avec ce toucher d’une beauté au-delà de toute description. J’ai chanté trois de ses lieder, ce qui sembla lui faire plaisir. Il est si aimable et si intelligent…"

Mais cette visite sera la dernière de Mendelssohn à Victoria et Albert en leur palais, car l’année suivante Mendelssohn n’est plus, emporté par une attaque cérébrale à l’âge de 38 ans.

Chapitre 3
La grande exposition de 1851

DP/Victoria et Albert Museum, London

Cette première exposition universelle, c’est le prince Albert qui l’a voulue et organisée. Le Royaume-Uni est le fer de lance de la révolution industrielle du 19e siècle, et l’une des grandes puissances coloniales. Le prince souhaite présenter au plus grand nombre les nouveautés techniques ainsi que leur application dans le domaine des métiers d’art et de la facture d’instruments avec un souci pédagogique constant.

>> A écouter, la chronique "Londres sous les Hanovre, Le Prince Albert": le prince consort est un homme cultivé, passionné par la musique, mécène de nombreux évènements musicaux, lui-même pianiste, organiste et compositeur :

La reine Victoria et son mari le prince Albert. [Roger-Viollet via AFP]Roger-Viollet via AFP
Matines - Publié le 27 mars 2022

En premier lieu, il faut construire dans Hyde Park une structure assez vaste pour accueillir les nombreux exposants venus du monde entier, mais non point massive pour s’intégrer parfaitement au décor naturel du parc. Ce sera le Crystal Palace, tout en verre et en fer, comme une gigantesque serre, dont l’avantage est qu’elle peut être démontée après l’exposition – elle sera remontée à Sydenham, aux portes de Londres, et accueillera de nombreux concerts et oratorios pour un public de quelque dix mille personnes.

Albert nomme avec Victoria un vice-président du jury international qui devra se prononcer sur l’intérêt des instruments de musique présentés. Ce vice-président est le grand virtuose du piano Sigismond Thalberg, qui siège au milieu de compositeurs, pianistes et chefs anglais, allemands et français. Le piano est l’instrument par excellence des foyers aristocratiques et bourgeois, et Thalberg remarque: "L’importance sociale du piano est sans nul doute bien plus grande que celle de tout autre instrument. En jouant et en écoutant du piano, nombreux sont ceux qui, n’ayant jamais mis un pied au concert ou à l’opéra, sont devenus familiers des meilleures œuvres lyriques ou orchestrales."

Le membre français du jury n’est autre que Hector Berlioz, lequel écrit un long rapport sur la qualité des instruments européens exposés. En voici quelques lignes:

"Le nombre des 'médailles de prix' accordées à des facteurs français pour la fabrication des instruments de musique, opposé à celui que les facteurs étrangers ont obtenu, prouve officiellement la supériorité des premiers. Si je pensais le contraire, je n’hésiterais point à le dire. Loin de là, un examen scrupuleux et, je le crois, absolument impartial, m’a donné la conviction que la France, aujourd’hui, occupe le premier rang dans l’art de fabriquer les instruments de musique en général. L’Angleterre et l’Allemagne viennent ensuite et se disputent, au second rang, la palme pour quelques spécialités. On regrette de dire que l’Italie et l’Espagne, dans cette circonstance solennelle, n’ont pris à la lutte aucune part sérieuse, et que plusieurs facteurs allemands et français qui, sans doute, y eussent figuré avec distinction, se sont également abstenus."

Et Berlioz de citer le facteur de pianos et de harpes Erard, le facteur d’instruments à vent Adolphe Sax, le luthier Vuillaume et le facteur d’orgues Ducroquet.

L'inauguration de la grande exposition de 1851. [Victoria and Albert Museum, London]
L'inauguration de la grande exposition de 1851. [Victoria and Albert Museum, London]

En 1861, le prince Albert meurt prématurément à l’âge de quarante-deux ans. La reine Victoria est inconsolable, et jusqu’en 1901, l’année de sa mort, elle s’habillera de noir et elle évitera le plus possible d’apparaître en public.

En mémoire de son cher Albert qui aimait tant sa musique, elle se fera présenter Richard Wagner dans sa loge. Wagner la trouvera très quelconque, très petite et ronde, avec le bout du nez rouge!

Victoria recevra Wagner une seule et unique fois à Buckingham en 1877, et notera ceci dans son journal: "Après le dîner vint le grand compositeur Wagner, que les gens s’arrachent en Allemagne. La dernière fois, je l’avais vu avec mon cher Albert en 1855… Il a vieilli et grossi, il a un visage intelligent mais désagréable. Il déborda de reconnaissance et je lui dis combien je regrettais de n’avoir assisté à aucun de ses concerts."

Elle est en deuil, certes, mais en vérité, elle n’aime guère la musique de Wagner. C’est son époux qui l’aimait...

La reine Victoria en 1899. Peinture d'Heinrich von Angeli. [DP / National Portrait Gallery of London]
La reine Victoria en 1899. Peinture d'Heinrich von Angeli. [DP / National Portrait Gallery of London]