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Quand Tchaïkovski séjournait à Clarens pour se refaire une santé

Piotr Ilitch Tchaïkovski (1840-1893), compositeur russe. [AFP - © Harlingue / Roger-Viollet]
Tchaikovsky à Clarens 1/2 / L'Oreille d'abord / 89 min. / le 2 mai 2021
Entre 1877 et 1879, Tchaïkovski fit trois séjours à Clarens (VD), non loin de Montreux. Cette période est sans conteste l’une des plus tourmentées de la vie du célèbre compositeur russe, mais elle est aussi particulièrement riche sur le plan musical.

En 1877, quelques mois après la création désastreuse de son ballet "Le lac des cygnes", Tchaïkovski s’enfuit de son pays et s’installe en octobre sur les rives du lac Léman, dans la petite commune vaudoise de Clarens, à deux pas de Montreux.

Le compositeur n’arrive pas en Suisse par hasard. Clarens est à l’époque une station très appréciée de l’aristocratie russe qui vient volontiers y passer l’hiver, plus clément qu’en Russie. Mais ce sont des raisons d’ordre familial qui conduisent Tchaïkovski sur les rivages du Léman.

En octobre 1877, Tchaïkovski a 37 ans. Trois mois plus tôt, il a épousé une de ses anciennes élèves, une certaine Antonina Ivanovna Miliukova. C’est un mariage de convenance: Tchaïkovski est homosexuel et ne s’en cache pas. Mais ce mariage catastrophique a déclenché chez le compositeur l’une des crises neuro-psychiques les plus graves de toute son existence. Son médecin lui préconise un voyage à l’étranger, loin de sa femme, afin de l’aider à se rétablir et surtout lui permettre de renouer avec la composition. Antonina et Piotr se séparent, et le compositeur vient chercher refuge en Suisse.

La Suisse, ce havre de paix

A Clarens, accompagné de son frère Anatole, il s’installe à la villa Pension Richelieu, sur l’emplacement actuel de l’Hôtel Continental. La pension a une excellente réputation et accueille volontiers des hôtes de marque. Elle est particulièrement prisée des familles de la noblesse russe.

C’est à Clarens que le compositeur achève l’orchestration du premier acte de son opéra "Eugène Oneguine", qu’il envoie à Nikolai Rubinstein en lui demandant de préparer la mise en scène. Puis, il reprend l’écriture de sa quatrième symphonie qu’il avait commencée en Russie et que les affres du mariage l’avaient contraint à mettre de côté.

Hors de Russie, je ne connais aucun endroit où l’âme puisse trouver la tranquillité comme à Clarens. Après la vie agitée de Florence, ce coin tranquille au bord du lac majestueux en face des gigantesques montagnes couvertes de neige éternelle laisse sourdre en moi des sentiments quelque peu mélancoliques. Toutefois je ne regrette pas un instant que nous soyons venus ici. Dans ma chambre se trouve un très bon piano.

Piotr Illitch Tchaïkovski dans une lettre à son amie Madame von Meck

Le premier séjour de Tchaïkovski à Clarens ne dure qu’un mois, du 10 octobre au 13 novembre 1877. Mais il faut croire que le compositeur s’est plu sur la Riviera vaudoise et que le climat montreusien lui convient puisqu’après avoir passé quelques mois à Venise, il revient à la Pension Richelieu de fin février 1878 jusqu'au 17 avril.

Sur son piano vaudois, le compositeur élabore plusieurs œuvres essentielles de son catalogue ainsi que d’autres pièces plus légères comme les "Douze morceaux de difficulté moyenne op. 40".

Le Concerto pour violon et orchestre

En mars de l’année 1878, Tchaïkovski reçoit la visite, dans sa retraite lémanique, de Joseph Kotek, un brillant violoniste qui a été l’élève du compositeur au Conservatoire de Moscou. Ensemble, ils découvrent la "Symphonie espagnole" d’Edouard Lalo, qui vient d’être éditée et qui comporte une partie de violon obligé. La structure inhabituelle de cette partition qui n’est ni une symphonie ni un concerto mais une sorte de suite intégrant le soliste à l’orchestre fascine le compositeur russe, qui se lance à son tour dans l’écriture d’un concerto pour violon et orchestre.

Son inspiration est telle que l’œuvre est achevée en moins d’un mois, en avril 1878. Mais malgré les précautions prises par le compositeur pour éliminer les obstacles techniques de son œuvre, le concerto pour violon passa longtemps pour injouable. Le critique Edouard Hanslick écrivit même que c’était "de la musique puante".

Un sentiment de bonheur

"Quels jours merveilleux nous passons ici", écrit le musicien à son frère Modeste. "C’est quelque chose de tout à fait extraordinaire. Lorsqu’aujourd’hui je suis rentré de ma promenade habituelle, je me suis assis sur le balcon. Devant mes yeux s’étendait le splendide panorama tout illuminé par les rayons du soleil printanier et soudain un sentiment indescriptible de bonheur m’a soulevé comme seul peut le faire le spectacle de la nature, si bien que je suis resté là pendant deux heures, abîmé dans l’extase. Ces derniers jours, j’étais plongé trop intensément dans mon opéra pour prendre garde aux beautés naturelles, c’est la raison pour laquelle je les ai savourées pleinement aujourd’hui. Sais-tu que je ne puis penser qu’avec douleur à mon prochain départ? Rarement je n’ai été aussi tranquille et aussi heureux qu’ici."

Le troisième séjour de Tchaïkovski à Clarens a lieu en janvier 1879. A nouveau, le compositeur séjourne un mois en pension à la Villa Richelieu. Il consacre tout son temps à l’écriture de son opéra "La Pucelle d'Orléans". C’est lui-même qui rédige le livret, puisant son inspiration dans la tragédie de Schiller "Die Jungfrau von Orléans", publiée en 1801 et traduite en russe. L’opéra repose sur les trois thèmes récurrents dans l’œuvre de Tchaïkovski: le destin, l’amour et la mort.

Il travaille tellement qu’il ne s’autorise qu’une seule escapade du côté de Genève durant le mois de janvier. A la mi-février 1879, il quitte sa retraite pour se rendre à Paris. Le 22 de ce même mois, il annonce à son frère Modeste qu’il vient de terminer son opéra et ne semble pas être revenu à Clarens pour d’autres séjours prolongés.

Et même si les séjours du célèbre compositeur russe n’ont jamais excédé quelques mois, il est indubitable qu’ils ont exercé une profonde influence sur sa vie et son œuvre. Le cadre idyllique qu’il a découvert au bord du lac Léman lui a apporté ce qui lui manquait ailleurs, la paix et la tranquillité lui permettant d’écouter les voix de son génie créateur.

Catherine Buser/mh

Références: Pierre Meylan, "Tchaikovski à Clarens" in Feuilles musicales, Revue musicale romande et courrier suisse du disque, Lausanne, Février 1954, pp 34 -36.

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