Voyage au bout de Tardi

Grand Format

Casterman

Introduction

L’immense auteur de bande dessinée Jacques Tardi, le père d’Adèle Blanc-Sec, est sur tous les fronts. Il fait l’objet d’une nouvelle et vaste rétrospective à Bâle. Il était au générique d’une émission de "La Puce à l’oreille" consacrée à la cité rhénane. Et il planait même sur le discours tenu par Macron devant Trump et Poutine, pour commémorer l’armistice de 1918.

Chapitre 1
Tardi, inlassable pourfendeur des nationalismes

AFP - Jean-Pierre Clatot

Macron, Trump, Poutine, Merkel. Paris, le 11 novembre dernier. Les rois de ce monde sont donc rassemblés pour les commémorations de la fin de la Guerre de 14-18. A la tribune, Macron parle des dangers du nationalisme. Trump boude en fomentant une série de tweets vengeurs. Poutine se noie dans un visage de Joconde. Merkel est recueillie.

Quel tableau. Quel théâtre. Ironie de l’histoire: deux jours plus tôt, à Bâle, le dessinateur Jacques Tardi assistait à l’ouverture d’une grande exposition qui lui est consacrée au Cartoon Museum – la caméra de l’émission "La Puce à l’oreille" l’a d’ailleurs suivi de salle en salle, avant le vernissage.

>> A voir, "La Puce à l'Oreille" du 15 novembre 2018 :

Bâle capitale de la culture?
La Puce à l'Oreille - Publié le 15 novembre 2018

Tardi, c’est justement l’homme qui a dessiné comme personne la Guerre de 14-18 et la condition humaine rabaissée en pâtée à canon. Tardi, l’inlassable et bouleversant pourfendeur des nationalismes. Tardi, l’artiste qui n’a cessé de critiquer l’idée même de patriotisme. Hasards grinçants du calendrier.

Jacques Tardi est l’un des plus grands auteurs de bande dessinée. Des plus infatigables. De lui, on connaît surtout son (anti-) héroïne Adèle Blanc-Sec, détective boudeuse et mal lunée dont les aventures ont été mise en images édulcorées par le cinéaste Luc Besson.

Qu’on se garde bien d’oublier le Tardi qui a dessiné inlassablement les tranchées de 14-18, la mort qui plane, les yeux dilatés par la peur, la vinasse, le cri d’agonie d’une génération sacrifiée, les gradés qui sacrifient leurs troupes, l’ennemi qu’on abat à bout portant et qui aurait pu être un frère, la chiasse, le camarade dont le visage d’enfant pourrit déjà dans la boue maculée de neige, le crayon qu’on mouille de la langue pour écrire à la famille, les manques, l’adieu.

Une illustration tirée de "Putain de guerre!" de Jacques Tardi. [Casterman]
Une illustration tirée de "Putain de guerre!" de Jacques Tardi. [Casterman]

C’est ce Tardi qu’on peut redécouvrir à Bâle – à côté du Tardi illustrateur de Céline, du Tardi dessinateur de presse, du Tardi tisseur d’histoires à suspense, du créateur prolifique et protéiforme, de l’insoumis obsessionnel. Devoir de mémoire? "Devoir d’avenir", a un jour rétorqué Tardi.

Chapitre 2
Jacques Tardi, l’enfant de deux guerres

Rares sont les auteurs de BD qui ont autant dessiné leur vie. Rares sont aussi ceux qui ont autant touché à l’universel. Jacques Tardi naît au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale à Valence, en 1946. Il passe son enfance dans l’Allemagne de l’après 1945. Sa famille déménage beaucoup et suit les changements d’affectation de son père, militaire de carrière. Ce dernier a été fait prisonnier durant la Deuxième Guerre, et c’est en partie sur la base des récits paternels que son fils Jacques construira les tomes des "Moi, René Tardi, prisonnier du Stalag II-B."

Sur la base des récits de son père, Jacques Tardi créera la série "Moi René Tardi, prisonnier de guerre au Stalag II-B" [Casterman]
Sur la base des récits de son père, Jacques Tardi créera la série "Moi René Tardi, prisonnier de guerre au Stalag II-B" [Casterman]

Surtout, le petit Jacques Tardi a deux grands-pères dont l’expérience de la Grande Guerre de 14-18 s’imprimera en lui. L’un des deux est mort là-bas, à 22 ans. L’autre en est revenu marqué dans sa chair par les gaz – il mourra quand son petit-fils aura 5 ans. Ombre silencieuse, cet aïeul survivant est décidé à taire ce qu'il a vu.

Mais la grand-mère de Tardi raconte à son petit-fils des épisodes de tripes et de sang vécus par son jeune époux. Ces récits marquent Jacques Tardi. Les questions qu'ils posent et les images qu'ils colportent ne le quittent plus: "Comment des types ont-ils pu supporter toute cette terreur et cette douleur? Comment ont-ils pu accepter de partir vers la mort pour engraisser des industriels, pour rien? Comment ont-ils pu tenir? Est-ce que mon grand-père que je croisais et qui était si doux a tué?"

Ces interrogations, Tardi les répète encore aujourd'hui, interview après interview. Elles hantent surtout les pages de ce qui est une de ses œuvres les plus fortes: "C’était la guerre des tranchées". Cet album paru en 1993 suit la vie d’une vingtaine de soldats durant la Grande Guerre. Ses cases horizontales donnent à voir le champ de vision d’un soldat pris au piège entre la boue et le feu.

Cette œuvre, comme toute la production de Tardi, est trempée dans un sang d’encre et démonte l’idée de patriotisme. Les pauvres diables piégés dans leur enfer ne sont pas seulement les victimes d’une éducation qui leur aurait appris la docilité face au pouvoir des petits chefs ou des grands officiers.

Une planche de "Putain de guerre" de Jacques Tardi. [Casterman]
[Casterman]

Mon hypothèse est que les gens ont obéi pour les copains, pour ne pas paraître dégonflé devant les autres. J’individualise cette Grande Guerre, alors qu’on en donne une vision très collective.

Jacques Tardi

Moi, ce qui me préoccupe, c’est le type conscient dont la seule préoccupation est: comment ne pas mourir", a-t-il déclaré à un journaliste, en début d’année commémorative.

Chapitre 3
L’artisan du détail

Casterman

L’une des singularités, l’une des forces du dessin de Tardi, c’est son obsession du détail. Roland Margueron, responsable de l’incontournable librairie Papiers Gras, à Genève, a exposé Tardi, il le pratique et connaît son travail. Il explique: "Chaque détail d’une capote, chaque boulon d’un casque, chaque insigne militaire, la moindre impasse du Paris de l’entre-deux-guerres est vérifiée.

Tardi est un obsédé du réel, il s’entoure d’historiens, de documentalistes. Il lui est arrivé de changer l’automobile d’un héros après avoir vérifié que l’impasse dans laquelle il l’avait représentée, était trop étroite. Cet acharnement documentaire, ce respect se sentent dans son dessin. Tout cela donne aux fictions historiques de Tardi leur profondeur et leur universalité."

Plus le lieu et l’atmosphère sont vrais, plus je me sens libre.

Jacques Tardi, à propos de son obsession du détail historique
Une planche de "Putain de guerre" de Jacques Tardi. [Casterman]
Une planche de "Putain de guerre" de Jacques Tardi. [Casterman]
Tardi, 2013. [Casterman]
Tardi, 2013. [Casterman]

La vie épaisse, belle ou terrible, grouille dans chaque case, dans chaque situation. Le dessin de Tardi va à l’essentiel, mais ses détails le lestent d’une vérité. Les opérations ne sont plus un théâtre, la nature n’est plus un décor, ils conditionnent les êtres qui le peuplent.

Cette réalité transparaît et bouleverse même dans des scènes qui touchent à l’abstraction comme pour ce dessin presque serein de deux casques, l’un français, l’autre allemand, plantés sur deux fusils et qui semblent se balancer dans le bleu du ciel…

Chapitre 4
L’artiste visionnaire

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Oui, mais alors, qu’est-ce qui, dans l’esthétique de Tardi, fait de lui un artiste et pas seulement un documentaliste méticuleux? Sa vision, son sens du rythme, la simplicité d’un dessin sans chichis.

Roland Margueron: "La modernité du dessin de Tardi et son universalité tiennent entre autres à la rencontre, chez lui, d’une tradition belge assez dépouillée et d’une forme de monstruosité qui rappelle l’expressionnisme allemand, Otto Dix et ses fameuses têtes coupées. Il s’en dégage une forme de monstruosité unique."

Une planche de "Le dernier assaut", de Jacques Tardi. [Casterman]
Une planche de "Le dernier assaut", de Jacques Tardi. [Casterman]

A cela s’ajoute la façon, alors assez nouvelle, qu'a tout de suite cultivée Tardi de tailler ses cases, de varier leur taille, leur hauteur, leur largeur, leur étroitesse. Avec ce jeu de cadrages, c’est un regard que Tardi donne à voir – et aussi son hors-champ.

"L’œil traverse le récit comme une plume hallucinée. Il faut relire Céline en le voyant. Tardi lui rouvre l’espace. Le grouillement et la simplicité des épisodes et du jugement qu’il porte se redéployent… " écrivait Philippe Sollers dans la préface du recueil d’illustrations "Voyage au bout de la nuit", d’après Céline, et qui est sans doute l’un des chefs-d’œuvre de Tardi.

>> Pour créer l'univers de l'écrivain Céline, Tardi s'inspire du cinéma et de l'art de son époque (émission "Sortie libre", 1995) :

Tardi dessine Celine, 1995. [RTS]
Sortie libre - Publié le 18 septembre 1995

Enfin, dans des albums comme ceux qui racontent des histoires de guerre, chaque visage, même mort ou au second plan, semble raconter sa propre histoire singulière. Le moindre regard délivre sa propre narration – chez Tardi une foule de soldats n’est pas une collectivité mais une grappe de destins singuliers.

Roland Margueron: "Tardi crée un prisme qui permet à chaque lecteur de créer sa propre histoire, tout en imposant une esthétique reconnaissable – c’est ainsi qu'aujourd'hui, un paysage de neige ou de boue citadines, est qualifié de 'à la Tardi' ".

Chapitre 5
Adèle Blanc-Sec, féminisme et dentelles

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Elle, elle aurait dû s’appeler Adèle Pète-Sec! Adèle Blanc-Sec est le personnage le plus populaire de Jacques Tardi et voit le jour en 1976. Tardi va consacrer pas moins de neuf tomes à ses aventures rocambolesques.

Adèle est une pionnière. D’abord parce qu’elle est une femme, ce qui est rare à l’époque. Ensuite et surtout parce qu’elle n’est pas une héroïne au sens classique – elle ne véhicule pas de grandes valeurs démonstratives. Adèle a la peau douce mais elle est rêche comme une barbe de fantassin, elle n’est pas commode, elle dissimule sa beauté derrière une mauvaise humeur et des cols de dentelles qu’elle noue jusque sous le menton. Sourit-elle seulement?

Adèle Blanc-Sec, personnage créé par Jacques Tardi. [Casterman]
Adèle Blanc-Sec, personnage créé par Jacques Tardi. [Casterman]

Au début de ses albums, Adèle est endettée et se met en action pour trouver de l’argent. Elle tente juste de ne pas subir son destin, de se prendre en main. C’est sa révolte. De 1976 à 2007, dans le Paris du début du XXe siècle, elle résout des énigmes, s’oppose à des forces du mal, vient à bout de monstres qu’on devine métaphoriques: momies devenues folles, ptérodactyles qui ressuscitent par télépathie, magiciens funestes, mais aussi politiciens en chapeau et industriels à monocle. En cela, le Paris d’Adèle et son biotope infestés de monstres évoquent 2018 à l’heure de #MeToo.

En 2010, Luc Besson a donné à la journaliste Adèle Blanc-Sec les traits de Louise Bourgoin. Aux dernières nouvelles, le cinéaste songerait à transposer son film et la BD en série télévisée.

Chapitre 6
Des milliers de dessins, un trait commun

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Tardi, Dominique Grange, "Chansons", 1968-2007, 2017. [Casterman]
Tardi, Dominique Grange, "Chansons", 1968-2007, 2017. [Casterman]

Si, aujourd’hui, les récits de guerre de Tardi semblent les plus urgents et les plus nécessaires, ils ne doivent pas occulter tout un pan de l’œuvre prolifique de ce Tardi qui adapta les aventures de Nestor Burma, créa pour la radio le feuilleton "Le Perroquet des Batignolles", collectionne les prix (qu’il boude parfois), a refusé la Légion d’Honneur, illustré des romans ou des couvertures de livres (Pennac, entre autres). Sans oublier la cocréation, en 2016, avec sa femme, la chanteuse Dominique Grange, de "Le dernier assaut", spectacle doublé d’un album comprenant un CD audio.

Le trait qui relie tous ces points disposés en étoile? Une forme de "misanthropie humaniste", pour reprendre la formule du fondateur de la librairie Papiers-Gras. L’obsession pour des destins broyés par un pouvoir devenu violent.

>> Jacques Tardi dans "Les Grands Entretiens", 2003 :

Tardi Jacques, auteur, dessinateur
Les grands entretiens - Publié le 16 octobre 2003

Le dernier des poilus de 14-18 est mort en 2011. Mais, sous le trait de Tardi, ses camarades de tranchées tout comme Adèle Blanc-Sec sont, plus que jamais, nos contemporains.