"Le cerveau qu'est-ce que ça change?", récit vif et drôle d'Alexis Jenni sur son AVC

"Le cerveau qu'est-ce que ça change? " Tel est le titre d'un petit livre drôle, intelligent et stimulant d'Alexis Jenni. Connu comme romancier depuis qu'il a obtenu en 2011 le prix Goncourt pour "L'art français de la guerre" (Gallimard), l'auteur propose aujourd'hui un petit essai ancré dans un épisode autobiographique: son AVC. La lésion cérébrale (dont il est aujourd'hui complètement remis) lui fait voir son environnement immédiat sous une forme altérée, volontiers loufoque.

Un matin, l'auteur se réveille et rien ne va plus. Il a la sensation de glisser latéralement sur son lit sans pour autant le sentir pencher, tombe au sol, et le sol ne le soutient pas davantage. Plus tard à l'hôpital, ce sera avant tout la vision qui lui jouera des tours: regardant France-Maroc à la télévision, Alexis Jenni assiste à un spectacle surréel, où une foule de joueurs de football habillés en boubou vert, et verts eux-mêmes, courent dans l'herbe haute ou marchent à quatre pattes sous la pelouse, qui se soulève comme si des souris couraient sous un tapis.

Ce matin calamiteux avait quelque chose de la logique du rêve, un rêve qui aurait débordé de la nuit, et puis envahi et colonisé le réel tout entier…

Perceptions et illusions

Terrain littéraire magnifique, et exercice d'écriture réussi, Alexis Jenni nous amène avec son art de raconteur à comprendre de l'intérieur ses perceptions complètement insolites. Et nous invite aussitôt à partager avec lui une prise de conscience incarnée, vécue, de ce qu'est notre cerveau. De notre dépendance à la façon dont celui-ci fonctionne malgré nous et sans que nous en ayons conscience. Sur la façon dont il nous représente le monde. Car ce que nous croyons voir avec nos yeux, nous le voyons aussi avec notre cerveau.

C'est dire que Descartes n'est pas loin. Il arrive. Le voici, cité et commenté, le philosophe français du XVIe siècle qui, en son temps, à partir de l'expérience du rêve, avait mis en doute toute sa perception du réel. Considérant que tout ce qu'il voyait, entendait, croyait, absolument tout, pourrait relever de l'illusion. Jusqu'à aboutir à la seule certitude indéboulonnable: "je pense, donc je suis".

Le cerveau est un bâtisseur de mondes plus qu'il n'en est l'observateur.

Construire une réalité plausible

D'autres auteurs, d'autres textes s'invitent dans la réflexion. En bonne place figure Philip K. Dick, dont toute l'œuvre, nous dit Alexis Jenni, repose sur des anomalies du réel révélant aux personnages qu'ils vivent dans un monde tout différent de ce qu'ils croient, un monde qui est une manipulation. Ce qui, chez l'auteur américain, les conduit à la paranoïa. Le paranoïaque, chez Dick, c'est "celui qui a tout compris", sourit Alexis Jenni qui n'est pas loin de lui donner raison. Sinon qu'il dispose, contrairement aux personnages de Dick, de l'humour.

Alexis Jenni nous emmène joyeusement dans son monde. Il dispose aussi de sa compréhension des neurosciences, et la partage avec nous. Ce n'est pas tant la dysfonction qui se révèle dans la lésion, c'est au contraire tout ce que le cerveau continue à faire, à construire, la façon dont il mouline, tel un DJ tentant frénétiquement de construire une réalité plausible à partir des éléments dont il dispose. Ce que notre cerveau fait, en permanence, sans que nous puissions le sentir.

Né des échanges amicaux entre Alexis Jenni, encore dans son lit d’hôpital, et Marion Müller-Colard, directrice depuis peu des Editions Labor et Fides, "Le cerveau qu'est-ce que ça change?" inaugure, avec deux autres titres, une collection prometteuse baptisée "Qu'est-ce que ça change", dirigée par Carole Widmaier et l'éditrice. Une collection qui aspire à "penser sans tourner en rond", à "aller à l'essentiel sans s'embourber dans l'abstraction". L'essai est transformé.

Francesco Biamonte/aq

Alexis Jenni, "Le Cerveau qu’est-ce que ça change?", Labor et Fides, janvier 2024.

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